— Je ne vois pas…

— … ce que ça a à voir avec Megan Hipwell ? a complété Riley. Eh bien, voilà : le soir de la disparition de Megan, vous avez été aperçue par plusieurs témoins dans la rue où elle habite. Vous, une femme instable qui boit trop. Si on garde à l’esprit qu’il y a une ressemblance physique entre Megan et madame Watson…

— Elles ne se ressemblent absolument pas !

Cette suggestion m’a mise hors de moi. Jess n’a rien à voir avec Anna. Megan n’a rien à voir avec Anna.

— Elles sont toutes les deux blondes, minces, petites, très pâles de peau…

— Alors quoi ? J’aurais attaqué Megan Hipwell en croyant que c’était Anna ? C’est l’idée la plus stupide que j’aie jamais entendue, ai-je craché.

Mais je sens la bosse sur ma tête me lancer à nouveau et la soirée de samedi reste un noir complet.

— Est-ce que vous saviez qu'Anna Watson connaissait Megan Hipwell ? m’a demandé Gaskill, et j’en suis restée bouche bée.

— Je… quoi ? Non, elles ne se connaissent pas.

Riley a souri un instant avant de reprendre son sérieux.

— Et pourtant si. Megan a été la nounou des Watson en…

Elle jette un coup d’œil à ses notes.

— … en août et septembre de l’année dernière.

Je ne sais pas quoi dire. Je n’arrive pas à l’imaginer : Megan dans ma maison, avec elle, avec son bébé.

— La coupure que vous avez à la lèvre, est-ce que ça date de votre accident de l’autre jour ? a dit Gaskill.

— Oui. Je me suis mordue en tombant, je crois.

— Et ça s’est produit où, cet accident ?

— À Londres, Theobald's Road. Près du quartier de Holborn.

— Et pourquoi étiez-vous là-bas ?

— Pardon ?

— Que faisiez-vous en plein centre de Londres ?

J’ai haussé les épaules.

— Je vous l’ai déjà dit, ai-je répondu froidement. Ma colocataire ignore que j’ai perdu mon emploi. Alors je vais à Londres, comme d’habitude, et je passe la journée à la bibliothèque, à chercher du travail et à réécrire mon CV.

Riley a secoué la tête, peut-être incrédule, ou songeuse : comment peut-on tomber aussi bas ?

J’ai repoussé ma chaise pour me préparer à partir. J’en avais assez qu’on me parle ainsi, qu’on me fasse passer pour une imbécile, ou une folle. Il était temps de jouer mon joker.

— Je ne sais vraiment pas pourquoi nous parlons de tout ça, ai-je déclaré. Je pensais que vous auriez mieux à faire, comme d’enquêter sur la disparition de Megan Hipwell, par exemple. J’imagine que vous avez déjà interrogé son amant ?

Aucun des deux n’a répondu, ils se sont contentés de me dévisager. Ils ne s’y attendaient pas, à celle-là. Ils ne savaient pas, pour A.

— Vous n’étiez peut-être pas au courant, mais Megan Hipwell avait une liaison.

Je me suis dirigée vers la porte, mais Gaskill m’a arrêtée : il s’était déplacé sans un bruit et à une vitesse étonnante, et, avant même que j’aie pu poser la main sur la poignée, il se tenait devant moi.

— Je croyais que vous ne connaissiez pas Megan Hipwell ?

— Et c’est vrai.

J’ai essayé de le contourner, mais il m’a bloqué le passage.

— Asseyez-vous, m’a-t-il intimé.

Je leur ai dit ce dont j’avais été témoin depuis le train : que je voyais souvent Megan profiter du soleil de la fin de journée ou prendre son café le matin sur son balcon. Je leur ai dit que, la semaine dernière, je l’avais vue avec quelqu’un qui n’était de toute évidence pas son mari, et que je les avais vus s’embrasser sur la pelouse.

— Et quand était-ce ? m’a demandé Gaskill, agacé.

Il semblait m’en vouloir, peut-être parce que c’était par ça que j’aurais dû commencer, au lieu de gaspiller leur journée à parler de moi.

— Vendredi. C’était vendredi matin.

— Alors, la veille de sa disparition, vous l’avez vue avec un autre homme ? a répété Riley, exaspérée.

Elle a refermé le dossier devant elle. Gaskill s’est laissé aller contre le dossier de sa chaise en m’étudiant du regard. Elle pensait clairement que j’avais tout inventé, mais lui n’en était pas si sûr.

— Vous pouvez nous le décrire ? a demandé Gaskill.

— Grand, brun…

— … ténébreux ? a interrompu Riley.

J’ai gonflé les joues et j’ai soufflé.

— Plus grand que Scott Hipwell. Je le sais, parce que je les ai déjà vus ensemble, Jess et… pardon, Megan et Scott Hipwell. Cet homme-là était différent. Plus menu, plus mince, et la peau un peu plus sombre. Il devait être asiatique.

— Vous étiez capable de déterminer son appartenance raciale depuis le train ? a commenté Riley. Impressionnant. Au fait, qui est Jess ?

— Pardon ?

— À l’instant, vous avez parlé d’une Jess.

J’ai senti le rouge me monter à nouveau aux joues et j’ai secoué la tête.

— Non, je ne crois pas.

Gaskill s’est levé.

— Je crois que ça suffit.

Je lui ai serré la main, j’ai ignoré Riley et je me suis apprêtée à partir.

— N’allez plus du côté de Blenheim Road, madame Watson, m’a alors avertie Gaskill. N’essayez pas de rentrer en contact avec votre ex-mari, sauf urgence. Et ne vous approchez ni d’Anna Watson, ni de son enfant.

Dans le train, sur le chemin du retour, alors que je dissèque tout ce qui est allé de travers au cours de cette journée, je me rends compte avec surprise que je ne me sens pas aussi mal que je l’aurais cru. En y réfléchissant, je sais à quoi c’est dû : je n’ai rien bu hier, et je n’ai toujours pas envie de boire ce soir. Pour la première fois depuis bien longtemps, je m’intéresse à autre chose qu’à mon propre malheur. J’ai un but. Ou, en tout cas, une distraction.

Jeudi 18 juillet 2013

Matin

J’ai acheté trois journaux avant de monter dans le train ce matin : Megan a disparu depuis quatre jours et cinq nuits, et l’affaire commence à faire du bruit. Fidèle à sa réputation de presse de caniveau, le Daily Mail a réussi à dégoter des photos de Megan en bikini mais, surtout, a réalisé le portrait le plus complet que j’aie lu jusqu’à présent.

Née Megan Mills à Rochester en 1984, elle a déménagé avec ses parents quand elle avait dix ans. C’était une enfant intelligente, extravertie, douée pour le dessin et le chant. Une camarade d’école dit d’elle qu’elle était « assez marrante, super jolie et plutôt délurée. » Ce dernier trait semble avoir été exacerbé par le décès de son frère, Ben, dont elle était très proche. Il a été tué dans un accident de moto quand il avait dix-neuf ans, et elle quinze. Elle a fugué trois jours après l’enterrement. Elle a été arrêtée deux fois, la première pour vol et la seconde pour racolage. Sa relation avec ses parents ne s’en est jamais remise, d’après le Mail. Ses deux parents sont décédés il y a quelques années, sans avoir pu se réconcilier avec leur fille – en lisant cela, je me sens terriblement triste pour Megan ; je me rends compte qu’après tout elle n’est pas si différente de moi : abandonnée et seule, elle aussi.

À seize ans, elle s’est installée avec un petit ami qui possédait une maison près du village de Holkham, dans le nord du Norfolk. Sa camarade ajoute : « Il était plus âgé, musicien ou quelque chose dans le genre. Il prenait de la drogue. On n’a plus trop vu Megan après qu’ils se sont mis ensemble. » L’article ne fournit pas le nom du petit ami, alors ils ne l’ont probablement pas retrouvé. Ou alors il n’existe pas. L’amie en question a peut-être inventé ça pour voir son nom dans les journaux.

L’article fait une ellipse de plusieurs années : soudain Megan a vingt-quatre ans, elle vit à Londres et travaille comme serveuse dans un restaurant du nord de la capitale. C’est là qu’elle rencontre Scott Hipwell, un expert-conseil en informatique qui connaît bien le gérant du restaurant. Scott et Megan se plaisent et, après « un début de relation passionné », ils se marient, lorsqu'elle a vingt-cinq ans et lui trente.

Figurent aussi d’autres citations, dont une de Tara Epstein, la fameuse amie chez qui Megan devait aller le soir de sa disparition. Elle dit que Megan était « une fille adorable, insouciante », et qu’elle semblait « très heureuse ». « Scott ne lui aurait jamais fait de mal, ajoute Tara. Il l’aime énormément. » Le moindre mot qui sort de la bouche de Tara est un cliché. Mais la phrase qui m’intéresse a été prononcée par un artiste qui a exposé ses œuvres dans la galerie que Megan a gérée quelque temps, un certain Rajesh Gujral : il dit que Megan est « une femme merveilleuse, futée, belle et drôle, une personne très réservée avec le cœur sur la main ». À mon avis, Rajesh a le béguin. La dernière citation est celle d’un homme, David Clark, un « ancien collègue » de Scott qui dit : « Megs et Scott forment un couple génial. Ils sont très heureux ensemble et très amoureux. »


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