Je ferme bien fort les yeux et je compte jusqu’à dix, quinze, vingt. Voilà, c’est fini, plus rien à voir. Le train entre en gare de Witney puis repart, et prend de la vitesse tandis que la banlieue laisse place au nord crasseux de Londres, les rangées de maisons remplacées par des ponts taggués et des bâtiments vides aux fenêtres cassées. Plus on se rapproche d'Euston, plus je suis angoissée, la pression monte : comment se passera cette journée ? Il y a un affreux entrepôt en béton à droite des rails, à peu près cinq cents mètres avant d’entrer en gare. Sur le côté, quelqu’un a écrit : LA VIE N’EST PAS UN PARAGRAPHE. Je repense au paquet de vêtements au bord des rails et ma gorge se serre. La vie n’est pas un paragraphe et la mort n’est pas une parenthèse.

Soir

Le train que je prends le soir, celui de 17 h 56, est un peu plus lent que celui du matin. Le trajet prend une heure et une minute, sept minutes de plus que celui du matin alors qu’il ne marque aucun arrêt supplémentaire. Ça m’est égal parce que, si je ne suis pas franchement pressée d’arriver à Londres le matin, je ne suis pas plus pressée de rentrer à Ashbury le soir. Et ce n’est pas simplement parce que c’est Ashbury, même si ça peut suffire, en soi – c’est une ville nouvelle des années soixante qui s’est étalée comme un cancer au cœur du Buckinghamshire. Elle n’est ni mieux ni pire qu’une dizaine d’autres villes similaires : un centre-ville bourré de cafés, de boutiques de téléphones portables et de magasins d’articles de sport, quelques quartiers d’habitations périphériques et, au-delà, le royaume des complexes de cinémas et des hypermarchés gigantesques. J’habite dans un quartier élégant (si on veut), récent (si on veut), situé à la jonction entre le centre et la banlieue résidentielle, mais ce n’est pas chez moi. Chez moi, c’est la maison victorienne mitoyenne près de la voie ferrée, celle dont j’étais copropriétaire. À Ashbury, je ne suis pas propriétaire, je ne suis même pas locataire – je suis hébergée dans la seconde petite chambre du duplex insipide de Cathy, assujettie à sa bonne grâce.

Cathy et moi étions amies à l’université. Enfin, plus ou moins car, en réalité, nous n’avons jamais été très proches. Elle vivait dans la chambre en face de la mienne en première année, et nous avions les mêmes cours, nous sommes donc naturellement devenues alliées pour affronter l’épreuve de ces premières semaines de fac, avant de rencontrer des gens avec qui nous avions plus en commun. Nous ne nous sommes presque plus vues après la première année, et plus du tout une fois nos études terminées, sauf pour un mariage de temps à autre.

Mais, quand j’ai eu besoin d’aide, il s’est trouvé qu’elle avait une chambre à louer, et ça m’a paru logique. J’étais certaine que ça ne durerait pas plus de deux ou trois mois, six au maximum, et je ne savais pas quoi faire d’autre. Je n’avais jamais vécu toute seule – j’étais passée de mes parents à mes colocataires puis à Tom, et c’était une idée qui me terrifiait, alors j’ai accepté. C’était il y a près de deux ans, maintenant.

Ce n’est pas non plus affreux. Cathy est quelqu’un de gentil, mais elle tient à ce qu’on remarque sa gentillesse, du coup, elle en fait des tonnes : c’est le trait de caractère qui la définit, et elle a besoin de se l’entendre dire souvent, presque chaque jour, ce qui peut s’avérer fatigant. Mais ce n’est pas si mal, il y a pire défaut chez un colocataire. Non, ce n’est pas Cathy, ce n’est même pas Ashbury qui m’affecte le plus dans ma nouvelle situation (et je continue de dire « nouvelle » alors que cela fait presque deux ans). C’est la perte de tout contrôle. Dans l’appartement de Cathy, je me sens toujours comme une invitée qui ne serait pas loin de commencer à abuser de son hospitalité. Je le sens dans la cuisine, quand on se marche sur les pieds au moment de préparer le dîner. Je le sens dès que je m’assois à côté d’elle sur le canapé et que je lorgne sur la télécommande bien ancrée dans sa main. Le seul espace où je me sens vraiment chez moi, c’est dans ma minuscule chambre, dans laquelle on a entassé un lit deux places et un bureau, avec à peine de quoi circuler entre les deux. C’est plutôt confortable, mais ce n’est pas un endroit dans lequel on a envie de passer du temps, alors je traîne dans le salon ou la cuisine, mal à l’aise mais impuissante. J’ai perdu le contrôle d’absolument tout, même de ce qui se passe dans mon cerveau.

Mercredi 10 juillet 2013

Matin

La chaleur s’intensifie. Il est à peine huit heures et demie et l’atmosphère est déjà étouffante, trop humide. J’aimerais bien qu’on ait un orage, mais le ciel est d’un bleu pâle insolent. J’essuie la pellicule de transpiration sur ma lèvre supérieure. Si seulement je m’étais rappelé d’acheter une bouteille d’eau.

Je ne vois pas Jason ni Jess ce matin, et c’est une vive déception. C’est bête, je sais. Je scrute la maison mais il n’y a rien à voir. Les rideaux sont ouverts au rez-de-chaussée, mais la porte-fenêtre est fermée et le soleil se reflète sur la vitre. La fenêtre à guillotine du premier est fermée, elle aussi. Peut-être que Jason est en déplacement. Il est médecin, je crois, peut-être pour un grand organisme humanitaire international. Il est toujours de garde, avec un sac de voyage tout prêt rangé en haut de l’armoire ; s’il y a un tremblement de terre en Iran ou un tsunami en Asie, il laisse tout tomber, attrape son sac et, en quelques heures à peine, il est à l’aéroport de Heathrow, paré à embarquer pour aller sauver des vies.

Jess, avec ses imprimés fantaisistes et ses Converse, avec sa beauté, son allure, elle travaille dans la mode. Ou peut-être pour un label de musique, ou dans la publicité – elle pourrait être styliste ou photographe. Elle peint très bien aussi, elle a un excellent sens artistique. Je la vois dans la chambre d’amis, avec la musique à fond, la fenêtre ouverte, un pinceau à la main et une énorme toile appuyée contre le mur. Elle y reste jusqu’à minuit ; Jason évite de la déranger quand elle travaille.

Évidemment, je ne la vois pas. Je ne sais pas si elle peint, ou si Jason a un rire contagieux, ou si Jess a des pommettes saillantes. Je ne peux pas voir son visage d’ici et je n’ai jamais entendu la voix de Jason. Je ne les ai jamais vus de près, ils ne vivaient pas dans cette maison quand j’habitais plus bas dans la rue. Ils ont emménagé après mon départ, il y a deux ans, je ne sais pas quand exactement. Je crois que j’ai commencé à les remarquer au cours de l’année dernière et, peu à peu, les mois ont passé et ils sont devenus importants pour moi.

Je ne sais pas non plus comment ils s’appellent, alors j’ai dû les baptiser moi-même. Jason, parce qu’il est beau comme une star de cinéma britannique, pas un Johnny Depp ou un Brad Pitt, mais un Colin Firth ou un Jason Isaacs. Et Jess, ça va bien avec Jason, et ça va bien avec elle. C’est parfait pour elle, jolie et insouciante. Ils vont ensemble, ils sont faits l’un pour l’autre. Et ça se voit qu’ils sont heureux. Ils sont comme moi, avant, comme Tom et moi il y a cinq ans. Ils sont tout ce que j’ai perdu, tout ce que je voudrais être.

Soir

Mon chemisier est trop serré, les boutons sont tirés au maximum devant ma poitrine, et j’ai des auréoles de transpiration sous les bras. J’ai les yeux et la gorge irrités. Ce soir, je ne veux pas que le voyage s’éternise ; j’ai envie de rentrer, de me déshabiller et de sauter sous la douche, pour être là où personne ne me verra.

J’observe l’homme assis en face de moi. Il doit avoir à peu près mon âge, entre trente et trente-cinq ans, avec des cheveux bruns grisonnants. Il a le teint cireux. Il porte un costume mais a enlevé sa veste pour la poser sur le siège à côté de lui. Il a un MacBook tout fin ouvert devant lui. Il tape lentement. À son poignet droit est accrochée une montre argentée au large cadran – elle semble onéreuse, peut-être une Breitling. Il se mordille l’intérieur de la joue. Stressé, peut-être ? Ou alors il réfléchit profondément. Il rédige un e-mail important à un collègue de la branche de New York, ou il compose minutieusement un message de rupture pour sa petite amie. Il lève soudain les yeux et nos regards se croisent ; il m’étudie rapidement, s’arrête sur la petite bouteille de vin posée sur la tablette qui nous sépare. Il se détourne en faisant la moue, je crois qu’il est dégoûté. Il me trouve répugnante.


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