Je ne suis plus la fille que j’étais. Je ne suis plus désirable, je suis repoussante, il faut croire. Ce n’est pas seulement que j’ai pris du poids ou que mon visage est bouffi par l’alcool et le manque de sommeil ; c’est comme si les gens pouvaient lire sur moi les ravages de la vie, ils le décèlent sur mon visage, à la manière dont je me tiens, dont je me déplace.
Un soir, la semaine dernière, je suis sortie de ma chambre pour aller me chercher un verre d’eau et j’ai entendu Cathy parler à Damien, son petit ami, dans le salon. Je me suis arrêtée dans le couloir pour écouter.
— C’est la solitude, disait Cathy, je m’inquiète beaucoup pour elle. Et ça n’aide pas, de rester seule tout le temps.
Puis elle a ajouté :
— Tu ne pourrais pas trouver quelqu’un, au travail peut-être, ou dans ton club de rugby ?
Et Damien a répondu :
— Pour Rachel ? Je ne veux pas être méchant, Cathy, mais je ne suis pas sûr de connaître quelqu’un d’assez désespéré pour ça.
Jeudi 11 juillet 2013
Matin
Je tripote le pansement humide que j’ai sur l’index. Je l’ai mouillé en lavant ma tasse de café après le petit déjeuner ; il me paraît sale, mais il était encore propre ce matin. Je ne veux pas l’enlever, parce que la coupure en dessous est trop profonde. Cathy n’était pas là quand je suis rentrée hier, alors je suis sortie acheter deux bouteilles de vin. J’ai bu la première, et je me suis dit que j’allais profiter de l’absence de Cathy pour me préparer un steak aux oignons et manger ça avec une salade verte. Un bon repas équilibré. Je me suis coupé le haut du doigt en éminçant les oignons. Je suis allée dans la salle de bains pour me nettoyer, et puis j’ai dû m’allonger et perdre la notion du temps, parce que je me suis réveillée en entendant les voix de Cathy et Damien, ils s’écriaient que c’était dégoûtant que je me permette de laisser la cuisine dans cet état. Cathy est montée me voir, elle a frappé doucement à ma porte et l’a entrouverte. Elle a passé la tête et m’a demandé si ça allait. Je me suis excusée sans être sûre de savoir de quoi je m’excusais. Elle a dit que ce n’était pas grave, mais est-ce que je voudrais bien aller ranger un peu ? Il y avait du sang sur la planche à découper, la pièce sentait la viande crue, le steak était toujours sur le plan de travail et il commençait à prendre une vilaine teinte grise. Damien ne m’a même pas saluée, il s’est contenté de secouer la tête en me voyant avant de monter dans la chambre de Cathy.
Quand ils sont partis se coucher, je me suis rappelé que je n’avais pas bu la seconde bouteille, alors je l’ai ouverte. Je me suis assise sur le canapé et j’ai allumé la télévision avec le son au minimum pour qu’ils ne l’entendent pas. Je ne me souviens pas de ce que j’ai regardé mais, à un moment, j’ai dû me sentir très seule, ou très contente, parce que j’ai eu envie de parler à quelqu’un. Ça a dû être un besoin irrépressible, mais je n’avais personne à appeler à part Tom.
Il n’y a personne à qui j’ai envie de parler à part Tom. Le journal d’appels de mon téléphone affiche que je l’ai appelé quatre fois : à 23 h 02, 23 h 12, 23 h 54 et 0 h 09. À en juger par la durée des appels, j’ai laissé deux messages. Il a peut-être même répondu, mais je ne me souviens pas de lui avoir parlé. Je me souviens du premier message, par contre : je crois que je lui ai simplement demandé de me rappeler. C’est peut-être ce que j’ai dit dans les deux, d’ailleurs, ce qui n’est pas si grave que ça.
Le train sursaute avant de s’arrêter au feu rouge et je lève les yeux. Jess est assise sur son balcon et boit une tasse de café. Les pieds appuyés contre le rebord de la table, elle a la tête en arrière pour prendre le soleil. Derrière elle, je crois voir une ombre, quelqu’un bouger : Jason. J’ai soudain envie de le voir, d’entrapercevoir son beau visage. J’ai envie qu’il sorte et qu’il vienne se mettre derrière elle, comme il fait d’habitude, et qu’il lui embrasse le haut du crâne.
Il ne sort pas, et elle baisse la tête. Il y a quelque chose dans sa manière de se mouvoir aujourd’hui qui semble différent : elle est plus lourde, comme accablée. J’essaie d’encourager Jason à la rejoindre par la force de mon esprit, mais, avec un soubresaut, le train repart et il n’est toujours pas apparu ; elle est seule. Et voilà que, sans y penser, je me retrouve à regarder ma maison, et je ne peux détourner les yeux. La porte coulissante est ouverte et la cuisine est baignée par la lumière du soleil. Je suis incapable, vraiment, incapable de savoir si j’assiste réellement à cette scène ou si je l’imagine : est-ce qu’elle est là, devant l’évier, à faire la vaisselle ? est-ce qu’il y a bien une petite fille assise dans un de ces transats pour bébé, posé sur la table de la cuisine ?
Je ferme les yeux et laisse les ténèbres m’envahir et grandir, puis se transformer ; la tristesse se change en quelque chose de pire : un souvenir, une vision d’hier. Je ne lui ai pas seulement demandé de me rappeler. Je me souviens, maintenant, je pleurais. Je lui ai dit que je l’aimais encore, que je l’aimerais toujours. « Je t’en prie, Tom, s’il te plaît, j’ai besoin de te parler. Tu me manques. » Non non non non non non non.
Mais il faut que je l’accepte, rien ne sert de vouloir repousser ce souvenir. Je vais me sentir mal toute la journée, ça viendra par vagues – d’abord de plus en plus fortes, puis plus calmes, puis plus fortes encore –, l’estomac qui se tord, l’angoisse de la honte, la chaleur qui me monte au visage, fermant les yeux, fort, comme si ça pouvait suffire à tout faire disparaître. Et je passerai la journée à me dire, ce n’est pas si grave, hein ? Ce n’est pas la pire des choses que j’ai faites, ce n’est pas comme si j’étais tombée en public, ou comme si j’avais crié sur un inconnu dans la rue. Ce n’est pas comme si j’avais humilié mon mari à un barbecue d’été en hurlant des insultes à la femme d’un de ses amis. Ce n’est pas comme si on s’était disputés un soir à la maison, que je l’avais attaqué avec un club de golf et que j’avais fait sauter un bout de plâtre sur le mur du couloir devant la chambre. Ce n’est pas comme revenir au travail après une pause-déjeuner de trois heures, de tituber dans les bureaux sous le regard de tout le monde, avec Martin Miles qui m’entraîne à l’écart : « Je crois que tu devrais rentrer chez toi, Rachel. » Un jour, j’ai lu le livre d’une ancienne alcoolique dans lequel elle raconte la fois où elle a fait une fellation à deux hommes, deux inconnus qu’elle venait de rencontrer dans un restaurant d’une rue animée de Londres. En le lisant, je me suis dit : « C’est bon, moi, je n’en suis pas là. »
On se rassure comme on peut.
Soir
Je n’ai pas cessé de penser à Jess de la journée. J’étais incapable de me concentrer sur quoi que ce soit à part ce que j’avais vu le matin. Qu’est-ce qui a pu me faire croire qu’il y avait un problème ? Je ne pouvais pas déceler son expression à une telle distance, mais, en la regardant, j’ai eu le sentiment qu’elle était seule. Plus que seule : abandonnée. C’est peut-être le cas – il est peut-être en déplacement dans un de ces pays exotiques où il se précipite pour sauver des vies. Et il lui manque, et elle s’inquiète, même si elle sait qu’il n’a pas le choix.
Bien sûr qu’il lui manque, il me manque même à moi. Il est doux et fort, comme un bon mari. Et ils forment une vraie équipe. J’en suis sûre, ça se voit. La force et ce côté protecteur qu’il dégage ne signifient pas pour autant qu’elle soit faible. Elle est forte à sa manière, elle fait des déductions logiques qui le laissent pantois d’admiration. Elle sait aller droit au cœur du problème, le disséquer et l’analyser en moins de temps qu’il n’en faut à d’autres pour dire bonjour. Quand ils sont de sortie, il lui prend souvent la main, pourtant cela fait des années qu’ils sont ensemble. Ils se respectent et ils ne se rabaissent jamais.
Ce soir, je suis épuisée. Je suis sobre, cent pour cent à jeun. Il y a des jours où je me sens tellement mal que j’ai besoin de boire ; d’autres où je me sens tellement mal que j’en suis incapable. Aujourd’hui, la simple idée de l’alcool me retourne l’estomac. Et c’est un défi d’affronter la sobriété dans le train du soir, surtout en ce moment, par cette chaleur. Une fine pellicule de transpiration recouvre chaque centimètre carré de ma peau, l’intérieur de la bouche me démange, et j’ai les yeux irrités, peut-être à cause du mascara qui a coulé dans les coins.