— Je trouve déjà assez difficile de parler de ces choses-là à des gens que je connais, j’arrive à peine à t’en parler, à toi.
Il m’a répondu :
— Justement, c’est le principe, on peut tout dire à un inconnu.
Sauf que ce n’est pas entièrement vrai. On ne peut pas TOUT dire. Pauvre Scott. Il n’a pas idée. Il m’aime si fort que ça me fait mal. Je ne sais pas comment il y arrive. À sa place, je deviendrais folle, avec quelqu’un comme moi.
Mais il faut bien que je fasse quelque chose et, au moins, ça me donne l’impression de me remuer. Toutes ces idées que j’avais – les cours de photo et de cuisine –, en fin de compte, ça me paraît assez vain. Comme si je jouais à la vie au lieu de vivre pour de vrai. Il faut que je trouve un truc qui me passionne réellement, un truc essentiel. Je ne peux pas n’être qu’une épouse, ce n’est pas moi. Je ne comprends pas comment les autres y arrivent ; il n’y a littéralement rien d’autre à faire qu’attendre. Attendre qu’un homme rentre à la maison et vous aime. Soit ça, soit partir à la recherche d’une distraction.
Soir
J’attends. J’avais rendez-vous il y a une demi-heure, et je suis encore là, dans la salle d’attente, à feuilleter un exemplaire de Vogue et à me demander si je ne devrais pas partir. Je sais qu’un rendez-vous chez le médecin peut souvent s’éterniser, mais chez le psy ? À force de regarder des films, je croyais qu’ils vous mettaient à la porte à l’instant même où vos trente minutes étaient écoulées. Mais j’imagine que ce ne sont pas les psys remboursés par la Sécu qu’on nous montre à Hollywood.
Alors que je m’apprête à me lever pour aller voir la réceptionniste et lui dire que j’ai suffisamment attendu, la porte du cabinet du docteur s’ouvre, et un homme grand et dégingandé en sort, l’air désolé, avant de me tendre la main.
— Madame Hipwell, je suis navré de vous avoir fait patienter si longtemps.
Je lui souris, je lui dis que ce n’est rien et, à ce moment précis, je le sens, oui, que ce n’est rien, que tout ira bien, parce que, même si ça ne fait qu’un instant que je suis en sa compagnie, je me sens déjà apaisée.
Je pense que c’est dû à sa voix. Douce et grave. Avec un léger accent, mais je m’y attendais, parce qu’il s’appelle Kamal Abdic. J’imagine qu’il doit avoir dépassé la trentaine, mais la couleur incroyable de sa peau – couleur miel foncé – lui donne l’air très jeune. Il a des mains que je peux imaginer me caresser, des doigts longs et délicats, je peux presque les sentir sur ma peau.
On ne parle de rien d’important, ce n’est qu’une séance d’introduction, pour « apprendre à se connaître » ; il me demande ce qui m’amène et je lui parle des crises d’angoisse, de mon insomnie, du fait que je reste réveillée la nuit dans mon lit par peur de m’endormir. Il veut approfondir, mais je ne suis pas encore prête. Il me demande si je prends de la drogue, si je bois. Je lui dis que, ces derniers temps, j’ai d’autres vices, puis je croise son regard et je crois qu’il a saisi ce dont je parle. Mais j’ai l’impression que je devrais prendre tout ça un peu plus au sérieux, alors j'évoque la galerie qui a fermé, ce sentiment permanent d’être désœuvrée, déboussolée, du fait que je passe trop de temps dans ma tête. Il ne parle pas beaucoup, juste une question de temps en temps pour me relancer, mais j’ai envie d’entendre sa voix, alors, en partant, je lui demande d’où il vient.
— De Maidstone, répond-il, dans le Kent. Mais je me suis installé à Corly il y a quelques années.
Il sait que ce n’était pas ce que je demandais et m’adresse un sourire rusé.
Quand j’arrive à la maison, Scott m’attend, et il me glisse un verre dans la paume de la main. Il veut tout savoir. Je lui dis que ça va. Il me pose des questions sur le psychologue : est-ce que je l’aime bien, est-ce qu’il a l’air gentil ? Ça va, dis-je encore pour ne pas paraître trop enthousiaste. Il me demande si on a parlé de Ben. Scott croit que tout a à voir avec Ben. Il a peut-être raison. Il n’est pas impossible qu’il me connaisse mieux que je ne le crois.
Mardi 25 septembre 2012
Matin
Je me suis réveillée tôt, ce matin, mais j’ai réussi à dormir quelques heures, ce qui est déjà pas mal par rapport à la semaine dernière. Quand je me suis levée, je me suis sentie presque reposée, alors, au lieu de m’installer sur le balcon, j’ai décidé d’aller me promener.
Avec le temps, je sors de moins en moins, presque sans m’en rendre compte. J’ai l’impression de ne jamais aller nulle part. Je vais faire les courses, à mon cours de Pilates, et chez le psy. Parfois chez Tara. Et le reste du temps, je suis à la maison. Pas étonnant que je rue dans les brancards.
Je sors, je prends à droite dans la rue, puis à gauche sur Kingly Road. Je passe devant le pub, le Rose. Avant, on y allait tout le temps. Je ne sais pas pourquoi on a arrêté. Mais je n’ai jamais trop aimé ça, il n’y avait quasiment que des couples juste en dessous de la quarantaine qui buvaient trop et semblaient à la recherche d’une meilleure vie, à se demander s’ils auraient un jour le courage de tout plaquer. C’est peut-être pour ça qu’on a arrêté de venir, parce que ça ne me plaisait pas. Le pub, puis des boutiques. Je ne compte pas aller bien loin, je veux juste faire un petit tour pour me dégourdir les jambes.
C’est agréable d’être dehors de si bon matin, avant l’apparition des écoliers et des voitures de ceux qui partent travailler à Londres ; les rues sont vides et propres, la journée pleine de promesses. Je prends une nouvelle fois à gauche et j'arrive au terrain de jeux – le seul semblant de parc que nous avons dans le quartier. Il est désert, mais d’ici quelques heures il sera investi par des nuées d’enfants, de mamans, et de filles et garçons au pair. La moitié des nanas de mon cours de Pilates sera là, toutes en survêtement tendance et prêtes à faire des étirements en se jaugeant du coin de l’œil, un gobelet Starbucks niché dans leurs mains manucurées.
Je dépasse le parc et descends la rue vers Roseberry Avenue. Si je tournais à droite, je verrais ma galerie – enfin, c’était ma galerie autrefois, maintenant ce n’est plus qu’une vitrine vide. Mais je n’en ai pas envie. C’est encore trop douloureux pour moi. J’ai bossé tellement dur pour que ça marche. Mauvais endroit, mauvais moment – il n’y a pas de marché pour l’art dans les banlieues, pas dans un tel contexte économique. À la place, je prends à gauche, je passe devant le Tesco Express, l’autre pub, celui où vont les gens de notre lotissement, puis je me dirige vers la maison. Je commence à avoir des papillons dans le ventre, je suis nerveuse. J’ai peur de croiser les Watson, c’est toujours gênant de les voir. Je n’ai manifestement pas de nouvel emploi, ce qui signifie que j’ai menti parce que je n’avais pas envie de continuer à travailler pour eux.
Enfin, c’est surtout gênant quand je la croise, elle. Tom se contente de m’ignorer. Mais Anna semble prendre ça comme un affront. De toute évidence, elle est persuadée que ma courte carrière de nounou a pris fin à cause d’elle ou de son enfant. Mais ça n’a rien à voir avec son enfant, vraiment, même si le fait qu’Evie n’arrêtait pas de geindre ne facilitait pas les choses. C’est beaucoup, beaucoup plus compliqué mais, bien sûr, je ne peux pas le lui expliquer. Bref. C’est sûrement une des raisons pour lesquelles je ne sors plus trop, pour ne pas tomber sur les Watson. Une petite partie de moi espère qu’ils vont déménager. Je sais qu’elle n’aime pas cet endroit : elle déteste cette maison, elle déteste devoir vivre parmi les affaires de l’ex-femme de Tom, et elle déteste les trains.
Je m’arrête au coin de la rue et je jette un coup d’œil dans le passage souterrain sous les rails. L’odeur de froid et d’humidité me donne toujours un frisson le long de la colonne vertébrale, comme si je venais de retourner un caillou pour regarder ce qui se tapit en dessous : de la mousse, des lombrics, de la terre. Ça me rappelle quand j’étais petite, quand je jouais dans le jardin et qu’avec Ben on cherchait des grenouilles près de la mare. Je repars. La voie est libre – aucune trace de Tom ou d’Anna – mais, au fond de moi, la Megan qui adore ce genre de scandales de voisinage s’en retrouve toute désappointée.