Soir

Scott vient d’appeler pour dire qu’il devait travailler tard, et ce n’est pas ce que j’avais envie d’entendre. Je suis à cran, je l’ai été toute la journée. Je ne tiens pas en place. J’ai besoin qu’il soit là, qu’il m’aide à me calmer, mais maintenant il ne rentrera pas avant des heures et mon cerveau va continuer de tourner et tourner et tourner encore, et je sais que c’est une nuit sans sommeil qui m’attend.

Je ne peux pas rester assise là à regarder les trains, je suis trop tendue, mon cœur palpite dans ma poitrine, comme un oiseau qui chercherait à s’échapper d’une cage. J’enfile mes tongs, je descends l’escalier et je sors par la porte d’entrée dans Blenheim Road. Il doit être dix-neuf heures trente – il reste quelques traînards qui rentrent du travail. Il n’y a personne d’autre dans la rue, mais on entend les cris des enfants qui jouent dans les jardins derrière les maisons, profitant des derniers rayons du soleil d’été avant qu’on les appelle pour dîner.

Je descends la rue vers la gare. Je m’arrête un instant devant le numéro vingt-trois, et j’hésite à sonner. Qu’est-ce que je pourrais dire ? Je n’ai plus de sucre ? Je passais juste discuter ? Les rideaux sont à moitié ouverts mais je ne les vois pas à l’intérieur.

Je reprends mon chemin jusqu’au coin de la rue et, sans vraiment l’avoir décidé, je continue dans le passage souterrain. J’en ai parcouru environ la moitié quand un train passe au-dessus de moi, et c’est fabuleux : on dirait un tremblement de terre, ça résonne jusqu’au centre de mon corps, ça fait vibrer mon sang. Je baisse les yeux et j'aperçois quelque chose par terre, un élastique à cheveux, violet, étiré, usé. C’est sûrement juste une joggeuse qui l’a laissé tomber, mais il me donne la chair de poule et j’ai soudain envie de sortir d’ici au plus vite pour retrouver la lumière du jour.

Alors que je repars vers chez moi, il me dépasse en voiture, nos regards se croisent et il me sourit.

RACHEL

Vendredi 12 juillet 2013

Matin

Je suis épuisée, la tête encore assoupie, engourdie. Quand je bois, je ne dors presque pas, je finis par m’effondrer une heure ou deux avant de me réveiller, malade de peur, et dégoûtée de moi-même. Et si je passe un jour sans boire, la nuit qui suit, je m'endors profondément, comme si je perdais complètement connaissance. Le lendemain, je n’arrive pas à bien sortir du sommeil, il m’accompagne durant des heures, parfois toute la journée.

Il n’y a qu’une poignée de gens dans la voiture D ce matin, et les sièges près de moi sont vides. Personne ne m’observe, alors j’appuie la tête contre la vitre et je ferme les yeux.

Le crissement des freins me réveille. On est arrêtés au feu. À cette heure-là le matin, à cette époque de l’année, les maisons au bord des rails sont envahies de lumière. Je peux presque sentir la chaleur de ce soleil matinal sur mon visage et sur mes bras, assise à la table du petit déjeuner, Tom en face de moi, mes pieds nus posés sur les siens, plus chauds, et les yeux baissés sur le journal. Je le sens me sourire et une rougeur s’étend de ma poitrine à mon cou, comme toujours quand il me regardait ainsi.

Je cligne soudain des yeux et Tom a disparu. Nous sommes toujours arrêtés. Je vois Jess dans son jardin et, derrière elle, un homme sort de la maison. Il a quelque chose dans les mains – une tasse de café, peut-être – et, au bout d’un moment, je me rends compte que ce n’est pas Jason. Cet homme est plus grand, plus mince, plus foncé aussi. C’est un ami de la famille ; c’est son frère à elle ou celui de Jason. Il se penche pour poser les tasses sur la table en métal de la terrasse. C’est un cousin australien qui passe deux semaines chez eux ; c’est un vieil ami de Jason, témoin à leur mariage. Jess se dirige vers lui, l’enlace par la taille et l’embrasse langoureusement. Le train repart.

Je n’arrive pas à y croire. Je prends une grande inspiration et je m'aperçois que je retenais mon souffle. Pourquoi ferait-elle une chose pareille ? Jason l’aime, ça se voit, ils sont heureux. Je n’en reviens pas qu’elle puisse lui faire ça, il ne le mérite pas. Je ressens une cruelle déception, comme si c’était moi qu’on avait trahi. Une douleur familière resurgit dans ma poitrine. J’ai déjà ressenti ça auparavant. En plus fort, en plus intense, bien sûr, mais je n’ai pas oublié cette souffrance. C’est impossible à oublier.

Je l’ai découvert comme tout le monde semble découvrir ce genre de choses, de nos jours : par voie électronique. Parfois, c’est un texto ou un message vocal ; dans mon cas, c’était un e-mail. La version moderne du rouge à lèvres sur un col de chemise. C’était un accident, en plus ; je n’étais pas en train de l’espionner. Je n’étais pas censée utiliser l’ordinateur de Tom, parce qu’il avait peur que j’efface quelque chose d’important par mégarde, ou que je clique sur le mauvais truc et que je fasse entrer un virus ou un cheval de Troie.

— La technologie, ce n’est pas ton fort, hein, Rachel ? m’a-t-il dit la fois où j’ai réussi à effacer tous les contacts du répertoire de sa boîte mail par erreur.

Du coup, je n’étais pas supposée toucher à l’ordinateur. Mais c’était pour lui faire plaisir, je voulais me faire pardonner d’avoir été un peu trop déprimée et difficile à vivre depuis quelque temps, alors j’essayais d’organiser une escapade spéciale pour notre quatrième anniversaire de mariage, un voyage pour nous rappeler comment c’était entre nous, avant. Je voulais que ce soit une surprise, alors il fallait que je jette un coup d’œil à son emploi du temps professionnel en cachette. Il le fallait.

Je n’étais pas en train de l’espionner, ni de le piéger ou quoi que ce soit, ce n’était pas mon genre. Je ne voulais pas être une de ces femmes soupçonneuses qui fouillent les poches de leur mari. Une fois, j’avais répondu à son téléphone pendant qu’il était sous la douche, et il s’était vraiment fâché, il m’avait accusé de ne pas lui faire confiance. J’avais beaucoup culpabilisé, ce jour-là, il avait l’air tellement blessé.

J’avais donc besoin de vérifier son emploi du temps, et il avait laissé l’ordinateur portable allumé parce qu’il était en retard à une réunion. C’était une opportunité en or, alors je suis allée regarder son agenda, j’ai noté quelques dates possibles, puis j’ai refermé la fenêtre du calendrier et, en dessous, sa boîte mail était ouverte, juste sous mes yeux. Tout en haut de la liste, il y avait un message de aboyd@cinnamon.com. J’ai cliqué. « xxxxx ». Rien d’autre, juste une ligne de « x ». D’abord, j’ai cru que c’était un spam, puis j’ai compris que c’était des baisers.

C’était une réponse à un message qu’il avait envoyé quelques heures auparavant, peu après sept heures du matin, alors que j’étais encore endormie dans notre lit.

« Cette nuit, je me suis endormi en pensant à toi, j’ai rêvé que je t’embrassais la bouche, les seins, l’intérieur des cuisses. Quand je me suis réveillé ce matin, ma tête débordait de toi, et je n’avais qu’une envie : te toucher. Ne compte plus me trouver sain d’esprit, ce n’est plus possible depuis que tu es dans ma vie. »

J’ai lu ses messages, il y en avait des dizaines, cachés dans un dossier intitulé « Admin ». J’ai découvert qu’elle s’appelait Anna Boyd et que mon mari était amoureux d’elle. Il le lui disait, souvent. Il lui disait qu’il n’avait jamais rien ressenti de tel auparavant, qu’il avait hâte d’être avec elle, qu’elle n’aurait plus à attendre longtemps avant qu’ils puissent être ensemble.

Je n’ai pas les mots pour décrire ce que j’ai ressenti ce jour-là, mais à cet instant, dans le train, je suis furieuse. J’ai les ongles enfoncés dans les paumes et les larmes me piquent les yeux. Une colère intense m’envahit. J’ai l’impression qu’on m’a volé quelque chose. Comment a-t-elle pu ? Comment Jess peut-elle faire cela ? C’est quoi, son problème ? Quand on voit la vie qu’elle a, comme elle est belle, cette vie ! Je n’ai jamais compris ceux qui peuvent écarter sans le moindre remords le mal qu’ils font autour d’eux en suivant leur cœur. Qui a dit qu’il était bon de suivre son cœur ? C’est de l’égoïsme pur, un besoin égocentrique de les avoir tous à ses pieds. La haine monte en moi. Si je voyais cette femme en ce moment même, si j’avais Jess en face de moi, je lui cracherais au visage. Je lui arracherais les yeux.


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