– Et madame n’est pas non plus Mme de Réal, affirma le comte de Crozon.
C’était le coup de grâce. Ganimard en fut étourdi et ne broncha plus, la tête basse, les yeux fuyants. De toutes ses combinaisons il ne restait rien. L’édifice s’écroulait.
M. Dudouis se leva.
– Vous nous excuserez, madame, il y a là une confusion regrettable que je vous prie d’oublier. Mais ce que je ne saisis pas bien c’est votre trouble… votre attitude bizarre depuis que vous êtes ici.
– Mon Dieu, Monsieur, j’avais peur… il y a plus de cent mille francs de bijoux dans mon sac, et les manières de votre ami n’étaient guère rassurantes.
– Mais vos absences continuelles ?…
– N’est-ce pas mon métier qui l’exige ?
M. Dudouis n’avait rien à répondre. Il se tourna vers son subordonné.
– Vous avez pris vos informations avec une légèreté déplorable, Ganimard, et tout à l’heure vous vous êtes conduit envers madame de la façon la plus maladroite. Vous viendrez vous en expliquer dans mon cabinet.
L’entrevue était terminée, et le chef de la Sûreté se disposait à partir, quand il se passa un fait vraiment déconcertant. Mme Réal s’approcha de l’inspecteur et lui dit :
– J’entends que vous vous appelez Monsieur Ganimard… je ne me trompe pas ?
– Non.
– En ce cas, cette lettre doit être pour vous, je l’ai reçue ce matin, avec l’adresse que vous pouvez lire : « M. Justin Ganimard, aux bons soins de Mme Réal. » J’ai pensé que c’était une plaisanterie, puisque je ne vous connaissais pas sous ce nom, mais sans doute ce correspondant inconnu savait-il notre rendez-vous.
Par une intuition singulière, Justin Ganimard fut près de saisir la lettre et de l’anéantir. Il n’osa, devant son supérieur, et déchira l’enveloppe. La lettre contenait ces mots qu’il articula d’une voix à peine intelligible :
« Il y avait une fois une Dame blonde, un Lupin et un Ganimard. Or le mauvais Ganimard voulait faire du mal à la jolie Dame blonde, et le bon Lupin ne le voulait pas. Aussi le bon Lupin, désireux que la Dame blonde entrât dans l’intimité de la comtesse de Crozon, lui fit-il prendre le nom de Mme de Réal qui est celui – ou à peu près – d’une honnête commerçante dont les cheveux sont dorés et la figure pâle. Et le bon Lupin se disait : "Si jamais le mauvais Ganimard est sur la piste de la Dame blonde, combien il pourra m’être utile de le faire dévier sur la piste de l’honnête commerçante !" Sage précaution et qui porte ses fruits. Une petite note envoyée au journal du mauvais Ganimard, un flacon d’odeur oublié volontairement par la vraie Dame blonde à l’hôtel Beaurivage, le nom et l’adresse de Mme Réal écrits par cette vraie Dame blonde sur les registres de l’hôtel, et le tour est joué. Qu’en dites-vous, Ganimard ? J’ai voulu vous conter l’aventure par le menu, sachant qu’avec votre esprit vous seriez le premier à en rire. De fait elle est piquante, et j’avoue que, pour ma part, je m’en suis follement diverti.
« À vous donc merci, cher ami, et mes bons souvenirs à cet excellent M. Dudouis.
« Arsène Lupin. »
– Mais il sait tout ! gémit Ganimard, qui ne songeait nullement à rire, il sait des choses que je n’ai dites à personne. Comment pouvait-il savoir que je vous demanderais de venir, chef ? Comment pouvait-il savoir ma découverte du premier flacon ?… Comment pouvait-il savoir ?…
Il trépignait, s’arrachait les cheveux, en proie au plus tragique désespoir.
M. Dudouis eut pitié de lui.
– Allons, Ganimard, consolez-vous, on tâchera de mieux faire une autre fois.
Et le chef de la Sûreté s’éloigna, accompagné de Mme Réal.
Dix minutes s’écoulèrent. Ganimard lisait et relisait la lettre de Lupin. Dans un coin, M. et Mme de Crozon, M. d’Hautrec et M. Gerbois s’entretenaient avec animation. Enfin le comte s’avança vers l’inspecteur et lui dit :
– De tout cela il résulte, cher Monsieur, que nous ne sommes pas plus avancés qu’avant.
– Pardon. Mon enquête a établi que la Dame blonde est l’héroïne indiscutable de ces aventures et que Lupin la dirige. C’est un pas énorme.
– Et qui ne sert à rien. Le problème est peut-être même plus obscur. La Dame blonde tue pour voler le diamant bleu et elle ne le vole pas. Elle le vole, et c’est pour s’en débarrasser au profit d’un autre.
– Je n’y peux rien.
– Certes, mais quelqu’un pourrait peut-être…
– Que voulez vous dire ?
Le comte hésitait, mais la comtesse prit la parole et nettement :
– Il est un homme, un seul après vous, selon moi, qui serait capable de combattre Lupin et de le réduire à merci. Monsieur Ganimard, vous serait-il désagréable que nous sollicitions l’aide d’Herlock Sholmès ?
Il fut décontenancé.
– Mais non… seulement… je ne comprends pas bien…
– Voilà. Tous ces mystères m’agacent. Je veux voir clair. M. Gerbois et M. d’Hautrec ont la même volonté, et nous nous sommes mis d’accord pour nous adresser au célèbre détective anglais.
– Vous avez raison, Madame, prononça l’inspecteur avec une loyauté qui n’était pas sans quelque mérite, vous avez raison ; le vieux Ganimard n’est pas de force à lutter contre Arsène Lupin. Herlock Sholmès y réussira-t-il ? Je le souhaite, car j’ai pour lui la plus grande admiration… cependant… il est peu probable…
– Il est peu probable qu’il aboutisse ?
– C’est mon avis. Je considère qu’un duel entre Herlock Sholmès et Arsène Lupin est une chose réglée d’avance. L’Anglais sera battu.
– En tout cas, peut-il compter sur vous ?
– Entièrement, Madame. Mon concours lui est assuré sans réserves.
– Vous connaissez son adresse ?
– Oui, Parker street, 219.
Le soir même, M. et Mme de Crozon se désistaient de leur plainte contre le consul Bleichen, et une lettre collective était adressée à Herlock Sholmès.
Chapitre 3 – Herlock Sholmès ouvre les hostilités
– Que désirent ces messieurs ?
– Ce que vous voulez, répondit Arsène Lupin, en homme que ces détails de nourriture intéressaient peu… ce que vous voulez, mais ni viande ni alcool.
Le garçon s’éloigna, dédaigneux.
Je m’écriai :
– Comment, encore végétarien ?
– De plus en plus, affirma Lupin.
– Par goût ? Par croyance ? Par habitude ?
– Par hygiène.
– Et jamais d’infraction ?
– Oh ! si… quand je vais dans le monde… pour ne pas me singulariser.
Nous dînions tous deux près de la gare du Nord, au fond d’un petit restaurant où Arsène Lupin m’avait convoqué. Il se plaît ainsi, de temps à autre, à me fixer le matin, par télégramme, un rendez-vous en quelque coin de Paris. Il s’y montre toujours d’une verve intarissable, heureux de vivre, simple et bon enfant, et toujours c’est une anecdote imprévue, un souvenir, le récit d’une aventure que j’ignorais.
Ce soir-là il me parut plus exubérant encore qu’à l’ordinaire. Il riait et bavardait avec un entrain singulier, et cette ironie fine qui lui est spéciale, ironie sans amertume, légère et spontanée. C’était plaisir que de le voir ainsi, et je ne pus m’interdire de lui exprimer mon contentement.
– Eh ! oui, s’écria-t-il, j’ai de ces jours où tout me semble délicieux, où la vie est en moi comme un trésor infini que je n’arriverai jamais à épuiser. Et Dieu sait pourtant que je vis sans compter !
– Trop peut-être.
– Le trésor est infini, vous dis-je ! Je puis me dépenser et me gaspiller, je puis jeter mes forces et ma jeunesse aux quatre vents, c’est de la place que je fais à des forces plus vives et plus jeunes… et puis vraiment, ma vie est si belle … je n’aurais qu’à vouloir, n’est-ce pas, pour devenir du jour au lendemain, que sais-je … orateur, chef d’usine, homme politique… eh bien, je vous le jure, jamais l’idée ne m’en viendrait ! Arsène Lupin je suis, Arsène Lupin je reste. Et je cherche vainement dans l’histoire une destinée comparable à la mienne, mieux remplie, plus intense… Napoléon ? Oui, peut-être… mais alors Napoléon à la fin de sa carrière impériale, pendant la campagne de France, quand l’Europe l’écrasait, et qu’il se demandait à chaque bataille si ce n’était pas la dernière qu’il livrait.