– Qu’à cela ne tienne, dit Lupin.

Il fit le tour de la table et s’assit de manière à ce que l’Anglais fût entre la porte et lui. C’était se mettre à sa discrétion.

Wilson regarda Sholmès pour savoir s’il avait le droit d’admirer ce coup d’audace. L’Anglais demeura impénétrable. Mais, au bout d’un instant, il appela :

– Garçon !

Le garçon accourut. Sholmès commanda :

– Des sodas, de la bière et du whisky.

La paix était signée… jusqu’à nouvel ordre. Bientôt après, tous quatre assis à la même table, nous causions tranquillement.

Herlock Sholmès est un homme… comme on en rencontre tous les jours. Âgé d’une cinquantaine d’années, il ressemble à un brave bourgeois qui aurait passé sa vie, devant un bureau, à tenir des livres de comptabilité. Rien ne le distingue d’un honnête citoyen de Londres, ni ses favoris roussâtres, ni son menton rasé, ni son aspect un peu lourd – rien, si ce n’est ses yeux terriblement aigus, vifs et pénétrants.

Et puis, c’est Herlock Sholmès, c’est-à-dire une sorte de phénomène d’intuition, d’observation, de clairvoyance et d’ingéniosité. On croirait que la nature s’est amusée à prendre les deux types de policier les plus extraordinaires que l’imagination ait produits, le Dupin d’Edgar Poe, et le Lecoq de Gaboriau, pour en construire un à sa manière, plus extraordinaire encore et plus irréel. Et l’on se demande vraiment, quand on entend le récit de ces exploits qui l’ont rendu célèbre dans l’univers entier, on se demande si lui-même, ce Herlock Sholmès, n’est pas un personnage légendaire, un héros sorti vivant du cerveau d’un grand romancier, d’un Conan Doyle, par exemple.

Tout de suite, comme Arsène Lupin l’interrogeait sur la durée de son séjour, il mit la conversation sur son terrain véritable.

– Mon séjour dépend de vous, Monsieur Lupin.

– Oh ! s’écria l’autre en riant, si cela dépendait de moi, je vous prierais de reprendre votre paquebot dès ce soir.

– Ce soir est un peu tôt, mais j’espère que dans huit ou dix jours…

– Vous êtes donc si pressé ?

– J’ai tant de choses en train, le vol de la Banque anglo-chinoise, l’enlèvement de Lady Eccleston… voyons, Monsieur Lupin, croyez-vous qu’une semaine suffira ?

– Largement, si vous vous en tenez à la double affaire du diamant bleu. C’est, du reste, le laps de temps qu’il me faut pour prendre mes précautions, au cas où la solution de cette double affaire vous donnerait sur moi certains avantages dangereux pour ma sécurité.

– Eh mais, dit l’Anglais, c’est que je compte bien prendre ces avantages en l’espace de huit à dix jours.

– Et me faire arrêter le onzième, peut-être ?

– Le dixième, dernière limite.

Lupin réfléchit et, hochant la tête :

– Difficile… difficile…

– Difficile, oui, mais possible, donc certain…

– Absolument certain, dit Wilson, comme si lui-même eût distingué nettement la longue série d’opérations qui conduirait son collaborateur au résultat annoncé.

Herlock Sholmès sourit :

– Wilson, qui s’y connaît, est là pour vous l’attester.

Et il reprit :

– Évidemment, je n’ai pas tous les atouts entre les mains, puisqu’il s’agit d’affaires déjà vieilles de plusieurs mois. Il me manque les éléments, les indices sur lesquels j’ai l’habitude d’appuyer mes enquêtes.

– Comme les taches de boue et les cendres de cigarette, articula Wilson avec importance.

– Mais outre les remarquables conclusions de M. Ganimard, j’ai à mon service tous les articles écrits à ce sujet, toutes les observations recueillies, et, conséquence de tout cela, quelques idées personnelles sur l’affaire.

– Quelques vues qui nous ont été suggérées soit par analyse, soit par hypothèse, ajouta Wilson sentencieusement.

– Est-il indiscret, fit Arsène Lupin, de ce ton déférent qu’il employait pour parler à Sholmès, est-il indiscret de vous demander l’opinion générale que vous avez su vous former ?

Vraiment c’était la chose la plus passionnante que de voir ces deux hommes en présence l’un de l’autre, les coudes sur la table, discutant gravement et posément comme s’ils avaient à résoudre un problème ardu ou à se mettre d’accord sur un point de controverse. Et c’était aussi d’une ironie supérieure, dont ils jouissaient tous deux profondément, en dilettantes et en artistes. Wilson, lui, se pâmait d’aise.

Herlock bourra lentement sa pipe, l’alluma et s’exprima de la sorte :

– J’estime que cette affaire est infiniment moins complexe qu’elle ne le paraît au premier abord.

– Beaucoup moins, en effet, fit Wilson, écho fidèle.

– Je dis l’affaire, car, pour moi, il n’y en a qu’une. La mort du Baron d’Hautrec, l’histoire de la bague, et, ne l’oublions pas, le mystère du numéro 514 – série 23, ne sont que les faces diverses de ce qu’on pourrait appeler l’énigme de la Dame blonde. Or, à mon sens, il s’agit tout simplement de découvrir le lien qui réunit ces trois épisodes de la même histoire, le fait qui prouve l’unité des trois méthodes. Ganimard, dont le jugement est un peu superficiel, voit cette unité dans la faculté de disparition, dans le pouvoir d’aller et de venir tout en restant invisible. Cette intervention du miracle ne me satisfait pas.

– Et alors ?

– Alors, selon moi, énonça nettement Sholmès, la caractéristique de ces trois aventures, c’est votre dessein manifeste, évident, quoique inaperçu jusqu’ici, d’amener l’affaire sur le terrain préalablement choisi par vous. Il y a là de votre part, plus qu’un plan, une nécessité, une condition sine qua non de réussite.

– Pourriez-vous entrer dans quelques détails ?

– Facilement. Ainsi, dès le début de votre conflit avec M. Gerbois, n’est-il pas évident que l’appartement de Maître Detinan est le lieu choisi par vous, le lieu inévitable où il faut qu’on se réunisse ? Il n’en est pas un qui vous paraisse plus sûr, à tel point que vous y donnez rendez-vous, publiquement pourrait-on dire, à la Dame blonde et à Mlle Gerbois.

– La fille du professeur, précisa Wilson.

– Maintenant, parlons du diamant bleu. Aviez-vous essayé de vous l’approprier depuis que le Baron d’Hautrec le possédait ? Non. Mais le Baron prend l’hôtel de son frère : six mois après, intervention d’Antoinette Bréhat et première tentative. Le diamant vous échappe, et la vente s’organise à grand fracas à l’hôtel Drouot. Sera-t-elle libre, cette vente ? Le plus riche amateur est-il sûr d’acquérir le bijou ? Nullement. Au moment où le banquier Herschmann va l’emporter, une dame lui fait passer une lettre de menaces, et c’est la comtesse de Crozon, préparée, influencée par cette même dame, qui achète le diamant. Va-t-il disparaître aussitôt ? Non : les moyens vous manquent. Donc, intermède. Mais la comtesse s’installe dans son château. C’est ce que vous attendiez. La bague disparaît.

– Pour reparaître dans la poudre dentifrice du consul Bleichen, anomalie bizarre, objecta Lupin.

– Allons donc, s’écria Herlock, en frappant la table du poing, ce n’est pas à moi qu’il faut conter de telles sornettes. Que les imbéciles s’y laissent prendre, soit, mais pas le vieux renard que je suis.

– Ce qui veut dire ?

– Ce qui veut dire…

Sholmès prit un temps, comme s’il voulait ménager son effet. Enfin il formula :

– Le diamant bleu qu’on a découvert dans la poudre dentifrice est un diamant faux. Le vrai, vous l’avez gardé.

Arsène Lupin demeura un instant silencieux, puis, très simplement, les yeux fixés sur l’Anglais :

– Vous êtes un rude homme, Monsieur.

– Un rude homme, n’est-ce pas ? souligna Wilson, béant d’admiration.

– Oui, affirma Lupin, tout s’éclaire, tout prend son véritable sens. Pas un seul des juges d’instruction, pas un seul des journalistes spéciaux qui se sont acharnés sur ces affaires, n’ont été aussi loin dans la direction de la vérité. C’est miraculeux d’intuition et de logique.

– Peuh ! fit l’Anglais flatté de l’hommage d’un tel connaisseur, il suffisait de réfléchir.


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