– Il suffisait de savoir réfléchir, et si peu le savent ! Mais maintenant que le champ des suppositions est plus étroit et que le terrain est déblayé…

– Eh bien maintenant, je n’ai plus qu’à découvrir pourquoi les trois aventures se sont dénouées au 25 de la rue Clapeyron, au 134 de l’avenue Henri-Martin et entre les murs du château de Crozon. Toute l’affaire est là. Le reste n’est que balivernes et charade pour enfant. N’est-ce pas votre avis ?

– C’est mon avis.

– En ce cas, Monsieur Lupin, ai-je tort de répéter que dans dix jours ma besogne sera achevée ?

– Dans dix jours, oui, toute la vérité vous sera connue.

– Et vous serez arrêté.

– Non.

– Non ?

– Il faut, pour que je sois arrêté, un concours de circonstances si invraisemblable, une série de mauvais hasards si stupéfiants, que je n’admets pas cette éventualité.

– Ce que ne peuvent ni les circonstances ni les hasards contraires, la volonté et l’obstination d’un homme le pourront, Monsieur Lupin.

– Si la volonté et l’obstination d’un autre homme n’opposent à ce dessein un obstacle invincible, Monsieur Sholmès.

– Il n’y a pas d’obstacle invincible, Monsieur Lupin.

Le regard qu’ils échangèrent fut profond, sans provocation d’une part ni de l’autre, mais calme et hardi. C’était le battement de deux épées qui engagent le fer. Cela sonnait clair et franc.

– À la bonne heure, s’écria Lupin, voici quelqu’un ! Un adversaire, mais c’est l’oiseau rare, et celui-là est Herlock Sholmès ! On va s’amuser.

– Vous n’avez pas peur ? demanda Wilson.

– Presque, Monsieur Wilson, et la preuve, dit Lupin en se levant, c’est que je vais hâter mes dispositions de retraite… sans quoi je risquerais d’être pris au gîte. Nous disons donc dix jours, Monsieur Sholmès ?

– Dix jours. Nous sommes aujourd’hui dimanche. De mercredi en huit, tout sera fini.

– Et je serai sous les verrous ?

– Sans le moindre doute.

– Bigre ! Moi qui me réjouissais de ma vie paisible. Pas d’ennuis, un bon petit courant d’affaires, la police au diable, et l’impression réconfortante de l’universelle sympathie qui m’entoure… il va falloir changer tout cela ! Enfin c’est l’envers de la médaille… après le beau temps, la pluie… il ne s’agit plus de rire. Adieu…

– Dépêchez-vous, fit Wilson, plein de sollicitude pour un individu auquel Sholmès inspirait une considération visible, ne perdez pas une minute.

– Pas une minute, Monsieur Wilson, le temps seulement de vous dire combien je suis heureux de cette rencontre, et combien j’envie le maître d’avoir un collaborateur aussi précieux que vous.

On se salua courtoisement, comme, sur le terrain, deux adversaires que ne divise aucune haine, mais que la destinée oblige à se battre sans merci. Et Lupin me saisissant le bras, m’entraîna dehors.

– Qu’en dites-vous, mon cher ? Voilà un repas dont les incidents feront bon effet dans les mémoires que vous préparez sur moi.

Il referma la porte du restaurant et s’arrêtant quelques pas plus loin :

– Vous fumez ?

– Non, mais vous non plus, il me semble.

– Moi non plus.

Il alluma une cigarette à l’aide d’une allumette-bougie qu’il agita plusieurs fois pour l’éteindre. Mais aussitôt il jeta la cigarette, franchit en courant la chaussée et rejoignit deux hommes qui venaient de surgir de l’ombre, comme appelés par un signal. Il s’entretint quelques minutes avec eux sur le trottoir opposé, puis revint à moi.

– Je vous demande pardon, ce satané Sholmès va me donner du fil à retordre. Mais je vous jure qu’il n’en a pas fini avec Lupin… ah le bougre, il verra de quel bois je me chauffe… au revoir… l’ineffable Wilson a raison, je n’ai pas une minute à perdre.

Il s’éloigna rapidement.

Ainsi finit cette étrange soirée, ou du moins la partie de cette soirée à laquelle je fus mêlé. Car il s’écoula pendant les heures qui suivirent bien d’autres événements, que les confidences des autres convives de ce dîner m’ont permis heureusement de reconstituer en détail.

À l’instant même où Lupin me quittait, Herlock Sholmès tirait sa montre et se levait à son tour.

– Neuf heures moins vingt. À neuf heures je dois retrouver le comte et la comtesse à la gare.

– En route ! s’exclama Wilson avalant coup sur coup deux verres de whisky.

Ils sortirent.

– Wilson, ne tournez pas la tête… peut-être sommes-nous suivis ; en ce cas, agissons comme s’il ne nous importait point de l’être… dites donc, Wilson, donnez-moi votre avis : pourquoi Lupin était-il dans ce restaurant ?

Wilson n’hésita pas.

– Pour manger.

– Wilson, plus nous travaillons ensemble, et plus je m’aperçois de la continuité de vos progrès. Ma parole, vous devenez étonnant.

Dans l’ombre, Wilson rougit de plaisir, et Sholmès reprit :

– Pour manger, soit, et ensuite, tout probablement, pour s’assurer si je vais bien à Crozon comme l’annonce Ganimard dans son interview. Je pars donc afin de ne pas le contrarier. Mais comme il s’agit de gagner du temps sur lui, je ne pars pas.

– Ah ! fit Wilson interloqué.

– Vous, mon ami, filez par cette rue, prenez une voiture, deux, trois voitures. Revenez plus tard chercher les valises que nous avons laissées à la consigne, et, au galop, jusqu’à l’Élysée Palace.

– Et à l’Élysée-Palace ?

– Vous demanderez une chambre où vous vous coucherez, où vous dormirez à poings fermés, et attendrez mes instructions.

Wilson, tout fier du rôle important qui lui était assigné, s’en alla. Herlock Sholmès prit son billet et se rendit à l’express d’Amiens où le comte et la comtesse de Crozon étaient déjà installés.

Il se contenta de les saluer, alluma une seconde pipe, et fuma paisiblement, debout dans le couloir.

Le train s’ébranla. Au bout de dix minutes, il vint s’asseoir auprès de la comtesse et lui dit :

– Vous avez là votre bague, Madame ?

– Oui.

– Ayez l’obligeance de me la prêter.

Il la prit et l’examina.

– C’est bien ce que je pensais, c’est du diamant reconstitué.

– Du diamant reconstitué ?

– Un nouveau procédé qui consiste à soumettre de la poussière de diamant à une température énorme, de façon à la réduire en fusion… et à n’avoir plus qu’à la reconstituer en une seule pierre.

– Comment ! Mais mon diamant est vrai.

– Le vôtre, oui, mais celui-là n’est pas le vôtre.

– Où donc est le mien ?

– Entre les mains d’Arsène Lupin.

– Et alors, celui-là ?

– Celui-là a été substitué au vôtre et glissé dans le flacon de M. Bleichen où vous l’avez retrouvé.

– Il est donc faux ?

– Absolument faux.

Interdite, bouleversée, la comtesse se taisait, tandis que son mari, incrédule, tournait et retournait le bijou en tous sens. Elle finit par balbutier :

– Est-ce possible ! Mais pourquoi ne l’a-t-on pas volé tout simplement ? Et puis comment l’a t’on pris ?

– C’est précisément ce que je vais tâcher d’éclaircir.

– Au château de Crozon ?

– Non, je descends à Creil, et je retourne à Paris. C’est là que doit se jouer la partie entre Arsène Lupin et moi. Les coups vaudront pour un endroit comme pour l’autre, mais il est préférable que Lupin me croie en voyage.

– Cependant…

– Que vous importe, madame ? l’essentiel, c’est votre diamant, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien, soyez tranquille. J’ai pris tout à l’heure un engagement beaucoup plus difficile à tenir. Foi d’Herlock Sholmès, je vous rendrai le véritable diamant.

Le train ralentissait. Il mit le faux diamant dans sa poche et ouvrit la portière. Le comte s’écria :

– Mais vous descendez à contre-voie !

– De cette manière, si Lupin me fait surveiller, on perd ma trace. Adieu.

Un employé protesta vainement. L’Anglais se dirigea vers le bureau du chef de gare. Cinquante minutes après, il sautait dans un train qui le ramenait à Paris un peu avant minuit.


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