Mais, apercevant Wilson appuyé contre le mur, il lui dit :
– Eh quoi ! qu’y a-t-il, vieux camarade, vous êtes tout pâle.
Le vieux camarade montra son bras qui pendait inerte, et balbutia :
– Je ne sais pas ce que j’ai… une douleur au bras.
– Une douleur au bras ? Sérieuse ?
– Oui… oui… le bras droit…
Malgré tous ses efforts il ne parvenait pas à le remuer. Herlock le palpa, doucement d’abord, puis de façon plus rude, « pour voir, dit-il, le degré exact de la douleur ». Le degré exact de la douleur fut si élevé que, très inquiet, il entra dans une pharmacie voisine où Wilson éprouva le besoin de s’évanouir.
Le pharmacien et ses aides s’empressèrent. On constata que le bras était cassé, et tout de suite il fut question de chirurgien, d’opération et de maison de santé. En attendant, on déshabilla le patient qui, secoué par la souffrance, se mit à pousser des hurlements.
– Bien… bien… parfait, disait Sholmès qui s’était chargé de tenir le bras… un peu de patience, mon vieux camarade… dans cinq ou six semaines, il n’y paraîtra plus… Mais ils me le paieront, les gredins vous entendez.., lui surtout… car c’est encore ce Lupin de malheur qui a fait le coup… ah ! je vous jure que si jamais…
Il s’interrompit brusquement, lâcha le bras, ce qui causa à Wilson un tel sursaut de douleur que l’infortuné s’évanouit de nouveau.., et, se frappant le front, il articula :
– Wilson, j’ai une idée… est-ce que par hasard ?…
Il ne bougeait pas, les yeux fixes, et marmottait de petits bouts de phrase.
– Mais oui, c’est cela… tout s’expliquerait… on cherche bien loin ce qui est à côté de soi… eh parbleu, je le savais qu’il n’y avait qu’à réfléchir… ah mon bon Wilson, je crois que vous allez être content !
Et laissant le vieux camarade en plan, il sauta dans la rue et courut jusqu’au numéro 25.
Au-dessus et à droite de la porte, il y avait, inscrit sur l’une des pierres :
« Destange, architecte, 1875. »
Au 23, même inscription.
Jusque-là, rien que de naturel. Mais là-bas, avenue Henri-Martin, que lirait-il ?
Une voiture passait.
– Cocher, avenue Henri-Martin, n° 134, et au galop.
Debout dans la voiture, il excitait le cheval, offrait des pourboires au cocher. Plus vite !… Encore plus vite !
Quelle fut son angoisse au détour de la rue de la Pompe ! Était-ce un peu de la vérité qu’il avait entrevu ?
Sur l’une des pierres de l’hôtel, ces mots étaient gravés : » Destange, architecte, 1874. »
Sur les immeubles voisins, même inscription : « Destange, architecte, 1874. »
Le contrecoup de ces émotions fut tel qu’il s’affaissa quelques minutes au fond de sa voiture, tout frissonnant de joie. Enfin, une petite lueur vacillait au milieu des ténèbres ! Parmi la grande forêt sombre où mille sentiers se croisaient, voilà qu’il recueillait la première marque d’une piste suivie par l’ennemi !
Dans un bureau de poste, il demanda la communication téléphonique avec le château de Crozon. La comtesse lui répondit elle-même.
– Allô !… C’est vous, Madame ?
– Monsieur Sholmès, n’est-ce pas ? Tout va bien ?
– Très bien, mais, en toute hâte, veuillez me dire… allô … un mot seulement…
– J’écoute.
– Le château de Crozon a été construit à quelle époque ?
– Il a été brûlé il y a trente ans, et reconstruit.
– Par qui ? Et en quelle année ?
– Une inscription au-dessus du perron porte ceci : « Lucien Destange, architecte, 1877. »
– Merci, madame, je vous salue.
Il repartit en murmurant :
– Destange… Lucien Destange… ce nom ne m’est pas inconnu.
Ayant aperçu un cabinet de lecture, il consulta un dictionnaire de biographie moderne et copia la note consacrée à « Lucien Destange, né en 1840, Grand-Prix de Rome, officier de la Légion d’honneur, auteur d’ouvrages très appréciés sur l’architecture… etc. »
Il se rendit alors à la pharmacie, et, de là, à la maison de santé où l’on avait transporté Wilson. Sur son lit de torture, le bras emprisonné dans une gouttière, grelottant de fièvre, le vieux camarade divaguait :
– Victoire ! Victoire ! s’écria Sholmès, je tiens une extrémité du fil.
– De quel fil ?
– Celui qui me mènera au but ! Je vais marcher sur un terrain solide, où il y aura des empreintes, des indices…
– De la cendre de cigarette ? demanda Wilson, que l’intérêt de la situation ranimait.
– Et bien d’autres choses ! Pensez donc, Wilson, j’ai dégagé le lien mystérieux qui unissait entre elles les différentes aventures de la Dame blonde. Pourquoi les trois demeures où se sont dénouées ces trois aventures ont-elles été choisies par Lupin ?
– Oui, pourquoi ?
– Parce que ces trois demeures, Wilson, ont été construites par le même architecte. C’était facile à deviner, direz-vous ? Certes… aussi personne n’y songeait-il.
– Personne, sauf vous.
– Sauf moi, qui sais maintenant que le même architecte, en combinant des plans analogues, a rendu possible l’accomplissement de trois actes, en apparence miraculeux, en réalité simples et faciles.
– Quel bonheur !
– Et il était temps, vieux camarade, je commençais à perdre patience… c’est que nous en sommes déjà au quatrième jour.
– Sur dix.
– Oh ! Désormais…
Il ne tenait pas en place, exubérant et joyeux contre son habitude.
– Non, mais quand je pense que, tantôt, dans la rue, ces gredins-là auraient pu casser mon bras tout aussi bien que le vôtre. Qu’en dites-vous, Wilson ?
Wilson se contenta de frissonner à cette horrible supposition.
Et Sholmès reprit :
– Que cette leçon nous profite ! Voyez-vous, Wilson, notre grand tort a été de combattre Lupin à visage découvert, et de nous offrir complaisamment à ses coups. Il n’y a que demi-mal, puisqu’il n’a réussi qu’à vous atteindre…
– Et que j’en suis quitte pour un bras cassé, gémit Wilson.
– Alors que les deux pouvaient l’être. Mais plus de fanfaronnades. En plein jour et surveillé, je suis vaincu. Dans l’ombre, et libre de mes mouvements, j’ai l’avantage, quelles que soient les forces de l’ennemi.
– Ganimard pourrait vous aider.
– Jamais ! Le jour où il me sera permis de dire Arsène Lupin est là, voici son gîte, et voici comment il faut s’emparer de lui, j’irai relancer Ganimard à l’une des deux adresses qu’il m’a données : son domicile, rue Pergolèse, ou la taverne suisse, place du Châtelet. D’ici là, j’agis seul.
Il s’approcha du lit, posa sa main sur l’épaule de Wilson – sur l’épaule malade naturellement – et lui dit avec une grande affection :
– Soignez-vous, mon vieux camarade. Votre rôle consiste désormais à occuper deux ou trois hommes d’Arsène Lupin, qui attendront vainement, pour retrouver ma trace, que je vienne prendre de vos nouvelles. C’est un rôle de confiance.
– Un rôle de confiance et je vous en remercie, répliqua Wilson, pénétré de gratitude ; je mettrai tous mes soins à le remplir consciencieusement. Mais, d’après ce que je vois, vous ne revenez plus ?
– Pour quoi faire ? demanda froidement Sholmès.
– En effet… en effet… je vais aussi bien que possible. Alors, un dernier service, Herlock : ne pourriez-vous me donner à boire ?
– À boire ?
– Oui, je meurs de soif, et avec ma fièvre…
– Mais comment donc ! Tout de suite…
Il tripota deux ou trois bouteilles, aperçut un paquet de tabac, alluma sa pipe, et soudain, comme s’il n’avait même pas entendu la prière de son ami, il s’en alla pendant que le vieux camarade implorait du regard un verre d’eau inaccessible.
– M. Destange !
Le domestique toisa l’individu auquel il venait d’ouvrir la porte de l’hôtel – le magnifique hôtel qui fait le coin de la place Malesherbes et de la rue Montchanin – et à l’aspect de ce petit homme à cheveux gris, mal rasé, et dont la longue redingote noire, d’une propreté douteuse, se conformait aux bizarreries d’un corps que la nature avait singulièrement disgracié, il répondit avec le dédain qui convenait :