– Oui.

– Vous avez pris cette liste chez M. Destange, cette nuit sans doute.

– Oui.

– Et comme vous supposez que, parmi ces onze immeubles, il y en a fatalement un que j’ai gardé pour moi, pour mes besoins et pour ceux de mes amis, vous avez confié à Ganimard le soin de se mettre en campagne et de découvrir ma retraite.

– Non.

– Ce qui signifie ?

– Ce qui signifie que j’agis seul, et que j’allais me mettre, seul, en campagne.

– Alors, je n’ai rien à craindre, puisque vous êtes entre mes mains.

– Vous n’avez rien à craindre tant que je serai entre vos mains.

– C’est-à-dire que vous n’y resterez pas ?

– Non.

Arsène Lupin se rapprocha encore de l’Anglais, et lui posant très doucement la main sur l’épaule :

– Écoutez, Monsieur, je ne suis pas en humeur de discuter, et vous n’êtes pas, malheureusement pour vous, en état de me faire échec. Donc, finissons-en.

– Finissons-en.

– Vous allez me donner votre parole d’honneur de ne pas chercher à vous échapper de ce bateau avant d’être dans les eaux anglaises.

– Je vous donne ma parole d’honneur de chercher par tous les moyens à m’échapper, répondit Sholmès, indomptable.

– Mais, sapristi, vous savez pourtant que je n’ai qu’un mot à dire pour vous réduire à l’impuissance. Tous ces hommes m’obéissent aveuglément. Sur un signe de moi, ils vous mettent une chaîne au cou…

– Les chaînes se cassent.

– … Et vous jettent par-dessus bord à dix milles des côtes.

– Je sais nager.

– Bien répondu, s’écria Lupin en riant. Dieu me pardonne, j’étais en colère. Excusez-moi, maître… et concluons. Admettez-vous que je cherche les mesures nécessaires à ma sécurité et à celle de mes amis ?

– Toutes les mesures. Mais elles sont inutiles.

– D’accord. Cependant vous ne m’en voudrez pas de les prendre.

– C’est votre devoir. Allons-y.

Lupin ouvrit la porte et appela le capitaine et deux matelots. Ceux-ci saisirent l’Anglais, et après l’avoir fouillé lui ficelèrent les jambes et l’attachèrent à la couchette du capitaine.

– Assez ! ordonna Lupin. En vérité, il faut votre obstination, Monsieur, et la gravité exceptionnelle des circonstances, pour que j’ose me permettre…

Les matelots se retirèrent. Lupin dit au capitaine :

– Capitaine, un homme d’équipage restera ici à la disposition de M. Sholmès, et vous-même lui tiendrez compagnie autant que possible. Qu’on ait pour lui tous les égards. Ce n’est pas un prisonnier, mais un hôte. Quelle heure est-il à votre montre, capitaine ?

– Deux heures cinq.

Lupin consulta sa montre, puis une pendule accrochée à la cloison de la cabine.

– Deux heures cinq ?… nous sommes d’accord. Combien de temps vous faut-il pour aller à Southampton ?

– Neuf heures, sans nous presser.

– Vous en mettrez onze. Il ne faut pas que vous touchiez terre avant le départ du paquebot qui laisse Southampton à minuit et qui arrive au Havre à huit heures du matin. Vous entendez, n’est-ce pas, capitaine ? Je me répète : comme il serait infiniment dangereux pour nous tous que Monsieur revînt en France par ce bateau, il ne faut pas que vous arriviez à Southampton avant une heure du matin.

– C’est compris.

– Je vous salue, Maître. À l’année prochaine, dans ce monde ou dans l’autre.

– À demain.

Quelques minutes plus tard Sholmès entendit l’automobile qui s’éloignait, et tout de suite, aux profondeurs de L’Hirondelle, la vapeur haleta plus violemment. Le bateau démarrait.

Vers trois heures on avait franchi l’estuaire de la Seine et l’on entrait en pleine mer. À ce moment, étendu sur la couchette où il était lié, Herlock Sholmès dormait profondément.

Le lendemain matin, dixième et dernier jour de la guerre engagée par les deux grands rivaux, l’Écho de France publiait ce délicieux entrefilet :

« Hier un décret d’expulsion a été pris par Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, détective anglais. Signifié à midi, le décret était exécuté le jour même. À une heure du matin, Sholmès a été débarqué à Southampton. »

Chapitre 6 – La seconde arrestation d’Arsène Lupin

Dès huit heures, douze voitures de déménagement encombrèrent la rue Crevaux, entre l’avenue du Bois-de-Boulogne et l’avenue Bugeaud. M. Félix Davey quittait l’appartement qu’il occupait au quatrième étage du n° 8. Et M. Dubreuil, expert, qui avait réuni en un seul appartement le cinquième étage de la même maison et le cinquième étage des deux maisons contiguës, expédiait le même jour – pure coïncidence, puisque ces messieurs ne se connaissaient pas – les collections de meubles pour lesquelles tant de correspondants étrangers lui rendaient quotidiennement visite.

Détail qui fut remarqué dans le quartier, mais dont on ne parla que plus tard, aucune des douze voitures ne portait le nom et l’adresse du déménageur, et aucun des hommes qui les accompagnaient ne s’attarda dans les débits avoisinants. Ils travaillèrent si bien qu’à onze heures tout était fini. Il ne restait plus rien que ces monceaux de papiers et de chiffons qu’on laisse derrière soi, aux coins des chambres vides.

M. Félix Davey, jeune homme élégant, vêtu selon la mode la plus raffinée, mais qui portait à la main une canne d’entraînement dont le poids indiquait chez son possesseur un biceps peu ordinaire, M. Félix Davey s’en alla tranquillement et s’assit sur le banc de l’allée transversale qui coupe l’avenue du Bois, en face de la rue Pergolèse. Près de lui, une femme, en tenue de petite bourgeoise, lisait son journal, tandis qu’un enfant jouait à creuser avec sa pelle un tas de sable.

Au bout d’un instant Félix Davey dit à la femme, sans tourner la tête :

– Ganimard ?

– Parti depuis ce matin neuf heures.

– Où ?

– À la Préfecture de police.

– Seul ?

– Seul.

– Pas de dépêche cette nuit ?

– Aucune.

– On a toujours confiance en vous dans la maison ?

– Toujours. Je rends de petits services à Mme Ganimard, et elle me raconte tout ce que fait son mari… nous avons passé la matinée ensemble.

– C’est bien. Jusqu’à nouvel ordre, continuez à venir ici, chaque jour, à onze heures.

Il se leva et se rendit, près de la porte Dauphine, au Pavillon chinois où il prit un repas frugal, deux œufs, des légumes et des fruits. Puis il retourna rue Crevaux et dit à la concierge :

– Je jette un coup d’œil là-haut, et je vous rends les clefs.

Il termina son inspection par la pièce qui lui servait de cabinet de travail. Là, il saisit l’extrémité d’un tuyau de gaz dont le coude était articulé et qui pendait le long de la cheminée enleva le bouchon de cuivre qui le fermait, adapta un petit appareil en forme de cornet, et souffla.

Un léger coup de sifflet lui répondit. Portant le tuyau à sa bouche, il murmura :

– Personne, Dubreuil ?

– Personne.

– Je peux monter ?

– Oui.

Il remit le tuyau à sa place, tout en se disant :

« Jusqu’où va le progrès ? Notre siècle fourmille de petites inventions qui rendent vraiment la vie charmante et pittoresque. Et si amusante ! … Surtout quand on sait jouer à la vie comme moi. »

Il fit pivoter une des moulures de marbre de la cheminée. La plaque de marbre elle-même bougea, et la glace qui la surmontait glissa sur d’invisibles rainures, démasquant une ouverture béante où reposaient les premières marches d’un escalier construit dans le corps même de la cheminée ; tout cela bien propre, en fonte soigneusement astiquée et en carreaux de porcelaine blanche.

Il monta. Au cinquième étage, même orifice au-dessus de la cheminée. M. Dubreuil attendait.

– C’est fini, chez vous ?

– C’est fini.

– Tout est débarrassé ?

– Entièrement.

– Le personnel ?

– Il n’y a plus que les trois hommes de garde.


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