Jamais peut-être il ne lui fallut faire sur lui-même un effort plus terrible que pour articuler ces paroles sans un frémissement dans la voix, sans rien qui pût indiquer le déchaînement de tout son être. Mais aussitôt, par une sorte de réaction formidable, un flot de rage et de haine brisa les digues, emporta sa volonté, et, d’un geste brusque tirant son revolver, il le braqua sur Mlle Destange.

– À la minute même, à la seconde, arrêtez, Lupin, ou je fais feu sur Mademoiselle.

– Je vous recommande de viser la joue si vous voulez atteindre la tempe, répondit Lupin sans tourner la tête.

Clotilde prononça :

– Maxime, n’allez pas trop vite, le pavé est glissant, et je suis très peureuse.

Elle souriait toujours, les yeux fixés aux pavés, dont la route se hérissait devant la voiture.

– Qu’il arrête ! Qu’il arrête donc ! lui dit Sholmès, fou de colère, vous voyez bien que je suis capable de tout !

Le canon du revolver frôla les boucles de cheveux.

Elle murmura :

– Ce Maxime est d’une imprudence ! À ce train-là nous sommes sûrs de déraper.

Sholmès remit l’arme dans sa poche et saisit la poignée de la portière, prêt à s’élancer, malgré l’absurdité d’un pareil acte.

Clotilde lui dit :

– Prenez garde, Monsieur, il y a une automobile derrière nous.

Il se pencha. Une voiture les suivait en effet, énorme, farouche d’aspect avec sa proue aiguë, couleur de sang, et les quatre hommes en peau de bête qui la montaient.

« Allons, pensa-t-il, je suis bien gardé, patientons. »

Il croisa les bras sur sa poitrine, avec cette soumission orgueilleuse de ceux qui s’inclinent et qui attendent quand le destin se tourne contre eux. Et tandis que l’on traversait la Seine et que l’on brûlait Suresnes, Rueil, Chatou, immobile, résigné, maître de sa colère et sans amertume ; il ne songeait plus qu’à découvrir par quel miracle Arsène Lupin s’était substitué au chauffeur. Que le brave garçon qu’il avait choisi le matin sur le boulevard pût être un complice placé là d’avance, il ne l’admettait pas. Pourtant il fallait bien qu’Arsène Lupin eût été prévenu, et il ne pouvait l’avoir été qu’après le moment où, lui, Sholmès avait menacé Clotilde, puisque personne, auparavant, ne soupçonnait son projet. Or, depuis ce moment, Clotilde et lui ne s’étaient point quittés.

Un souvenir le frappa : la communication téléphonique demandée par la jeune fille, sa conversation avec la couturière. Et tout de suite il comprit. Avant même qu’il n’eût parlé, à la seule annonce de l’entretien qu’il sollicitait comme nouveau secrétaire de M. Destange, elle avait flairé le péril, deviné le nom et le but du visiteur, et, froidement, naturellement, comme si elle accomplissait bien en réalité l’acte qu’elle semblait accomplir, elle avait appelé Lupin à son secours, sous le couvert d’un fournisseur, et en se servant de formules convenues entre eux.

Comment Arsène Lupin était venu, comment cette automobile en station, dont le moteur trépidait, lui avait paru suspecte, comment il avait soudoyé le mécanicien, tout cela importait peu. Ce qui passionnait Sholmès au point d’apaiser sa fureur, c’était l’évocation de cet instant, où une simple femme, une amoureuse il est vrai, domptant ses nerfs, écrasant son instinct, immobilisant les traits de son visage, soumettant l’expression de ses yeux, avait donné le change au vieux Herlock Sholmès.

Que faire contre un homme servi par de tels auxiliaires, et qui, par le seul ascendant de son autorité, insufflait à une femme de telles provisions d’audace et d’énergie ?

On franchit la Seine et l’on escalada la côte de Saint-Germain ; mais, à cinq cents mètres au-delà de cette ville, le fiacre ralentit. L’autre voiture vint à sa hauteur, et toutes deux s’arrêtèrent. Il n’y avait personne aux alentours.

– Monsieur Sholmès, dit Lupin, ayez l’obligeance de changer de véhicule. Le nôtre est vraiment d’une lenteur !…

– Comment donc ! s’écria Sholmès, d’autant plus empressé qu’il n’avait pas le choix.

– Vous me permettrez aussi de vous prêter cette fourrure, car nous irons assez vite, et de vous offrir ces deux sandwichs… Si, si, acceptez, qui sait quand vous dînerez !

Les quatre hommes étaient descendus. L’un d’eux s’approcha, et comme il avait retiré les lunettes qui le masquaient, Sholmès reconnut le Monsieur en redingote du restaurant hongrois. Lupin lui dit :

– Vous reconduirez ce fiacre au chauffeur à qui je l’ai loué. Il attend dans le premier débit de vins à droite de la rue Legendre. Vous lui ferez le second versement de mille francs promis. Ah ! j’oubliais, veuillez donner vos lunettes à M. Sholmès.

Il s’entretint avec Mlle Destange, puis s’installa au volant et partit, Sholmès à ses côtés, et, derrière lui, un de ses hommes.

Lupin n’avait pas exagéré en disant qu’on irait « assez vite ». Dès le début ce fut une allure vertigineuse. L’horizon venait à leur rencontre, comme attiré par une force mystérieuse, et il disparaissait à l’instant comme absorbé par un abîme vers lequel d’autres choses aussitôt, arbres, maisons, plaines et forêts, se précipitaient avec la hâte tumultueuse d’un torrent qui sent l’approche du gouffre.

Sholmès et Lupin n’échangeaient pas une parole. Au-dessus de leurs têtes, les feuilles des peupliers faisaient un grand bruit de vagues, bien rythmé par l’espacement régulier des arbres. Et les villes s’évanouirent : Mantes, Vernon, Gaillon. D’une colline à l’autre, de Bon-Secours à Canteleu, Rouen, sa banlieue, son port, ses kilomètres de quais, Rouen ne sembla que la rue d’une bourgade. Et ce fut Duclair, Caudebec, le pays de Caux dont ils effleurèrent les ondulations de leur vol puissant, et Lillebonne, et Quillebeuf. Et voilà qu’ils se trouvèrent soudain au bord de la Seine, à l’extrémité d’un petit quai, au bord duquel s’allongeait un yacht sobre et robuste de lignes, et dont la cheminée lançait des volutes de fumée noire.

La voiture stoppa. En deux heures, ils avaient parcouru plus de quarante lieues.

Un homme s’avança en vareuse bleue, la casquette galonnée d’or et salua.

– Parfait, capitaine ! s’écria Lupin. Vous avez reçu la dépêche ?

– Je l’aie reçue.

– L’Hirondelle est prête ?

– L’Hirondelle est prête.

– En ce cas, Monsieur Sholmès ?

L’Anglais regarda autour de lui, vit un groupe de personnes à la terrasse d’un café, un autre plus près, un instant, puis comprenant qu’avant toute intervention, il serait happé, embarqué, expédié à fond de cale, il traversa la passerelle et suivit Lupin dans la cabine du capitaine.

Elle était vaste, d’une propreté méticuleuse, et toute claire du vernis de ses lambris et de l’étincellement de ses cuivres.

Lupin referma la porte et, sans préambule, presque brutalement, il dit à Sholmès :

– Que savez-vous au juste ?

– Tout.

– Tout ? Précisez.

Il n’y avait plus dans l’intonation de sa voix cette politesse un peu ironique qu’il affectait à l’égard de l’Anglais. C’était l’accent impérieux du maître qui a l’habitude de commander et l’habitude que tout le monde plie devant lui, fût-ce un Herlock Sholmès.

Ils se mesurèrent du regard, ennemis maintenant, ennemis déclarés et frémissants. Un peu énervé, Lupin reprit :

– Voilà plusieurs fois, Monsieur, que je vous rencontre sur mon chemin. C’est autant de fois de trop, et j’en ai assez de perdre mon temps à déjouer les pièges que vous me tendez. Je vous préviens donc que ma conduite avec vous dépendra de votre réponse. Que savez-vous au juste ?

– Tout, Monsieur, je vous le répète.

Arsène Lupin se contint et d’un ton saccadé :

– Je vais vous le dire, moi, ce que vous savez. Vous savez que, sous le nom de Maxime Bermond, j’ai… retouché quinze maisons construites par M. Destange.

– Oui.

– Sur ces quinze maisons, vous en connaissez quatre.

– Oui.

– Et vous avez la liste des onze autres.


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