Peu à peu Lupin s’était rapproché. L’Anglais recula et, distraitement, glissa les doigts dans la poche de son gousset.

– Il est trois heures, Monsieur Lupin.

– Trois heures déjà ? Quel dommage !… On s’amusait tellement !…

– J’attends votre réponse.

– Ma réponse ? Mon Dieu que vous êtes exigeant ! Alors c’est la fin de la partie que nous jouons. Et comme enjeu, ma liberté !

– Ou le diamant bleu.

– Soit… jouez le premier. Que faites-vous ?

– Je marque le roi, dit Sholmès, en jetant un coup de revolver.

– Et moi le point, riposta Arsène en lançant son poing vers l’Anglais.

Sholmès avait tiré en l’air, pour appeler Ganimard dont l’intervention lui semblait urgente. Mais le poing d’Arsène jaillit droit à l’estomac de Sholmès qui pâlit et chancela. D’un bond Lupin sauta jusqu’à la cheminée, et déjà la plaque de marbre s’ébranlait… trop tard ! La porte s’ouvrit.

– Rendez vous, Lupin. Sinon…

Ganimard, posté sans doute plus près que Lupin n’avait cru, Ganimard était là, le revolver braqué sur lui. Et derrière Ganimard, dix hommes, vingt hommes se bousculaient, de ces gaillards solides et sans scrupules, qui l’eussent abattu comme un chien au moindre signe de résistance.

Il fit un geste, très calme.

– Bas les pattes ! Je me rends.

Et il croisa ses bras sur sa poitrine.

Il y eut comme une stupeur. Dans la pièce dégarnie de ses meubles et de ses tentures, les paroles d’Arsène Lupin se prolongeaient ainsi qu’un écho. « Je me rends ! » Paroles incroyables ! On s’attendait à ce qu’il s’évanouît soudain par une trappe, ou qu’un pan de mur s’écroulât devant lui et le dérobât une fois de plus à ses agresseurs. Et il se rendait !

Ganimard s’avança, et, très ému, avec toute la gravité que comportait un tel acte, lentement, il étendit la main sur son adversaire, et il eut la jouissance infinie de prononcer :

– Je vous arrête, Lupin.

– Brrr, frissonna Lupin, vous m’impressionnez, mon bon Ganimard. Quelle mine lugubre ! On dirait que vous parlez sur la tombe d’un ami. Voyons, ne prenez pas ces airs d’enterrement.

– Je vous arrête.

– Et ça vous épate ? Au nom de la loi dont il est le fidèle exécuteur, Ganimard, inspecteur principal, arrête le méchant Lupin. Minute historique, et dont vous saisissez toute l’importance… et c’est la seconde fois que pareil fait se produit. Bravo, Ganimard, vous irez loin dans la carrière !

Et il offrit ses poignets au cabriolet d’acier…

Ce fut un événement qui s’accomplit d’une manière un peu solennelle. Les agents, malgré leur brusquerie ordinaire et l’âpreté de leur ressentiment contre Lupin, agissaient avec réserve, étonnés qu’il leur fût permis de toucher à cet être intangible.

– Mon pauvre Lupin, soupira-t-il, que diraient tes amis du noble faubourg s’ils te voyaient humilié de la sorte ?

Il écarta les poignets avec un effort progressif et continu de tous ses muscles. Les veines de son front se gonflèrent. Les maillons de la chaîne pénétrèrent dans sa peau.

– Allons-y, fit-il.

La chaîne sauta, brisée.

– Une autre, camarades, celle-ci ne vaut rien.

On lui en passa deux. Il approuva :

– À la bonne heure ! Vous ne sauriez prendre trop de précautions.

Puis, comptant les agents :

– Combien êtes-vous, mes amis ? Vingt-cinq ? Trente ? C’est beaucoup… rien à faire. Ah ! Si vous n’aviez été que quinze !

Il avait vraiment de l’allure, une allure de grand acteur qui joue son rôle d’instinct et de verve, avec impertinence et légèreté. Sholmès le regardait, comme on regarde un beau spectacle dont on sait apprécier toutes les beautés et toutes les nuances. Et vraiment il eut cette impression bizarre que la lutte était égale entre ces trente hommes d’un côté, soutenus par tout l’appareil formidable de la justice, et de l’autre côté, cet être seul, sans armes et enchaîné. Les deux partis se valaient.

– Eh bien, maître, lui dit Lupin, voilà votre œuvre. Grâce à vous, Lupin va pourrir sur la paille humide des cachots. Avouez que votre conscience n’est pas absolument tranquille, et que le remords vous ronge ?

Malgré lui l’Anglais haussa les épaules, avec l’air de dire « Il ne tenait qu’à vous… »

– Jamais ! Jamais s’écria Lupin… Vous rendre le diamant bleu ? Ah ! non, il m’a coûté trop de peine déjà. J’y tiens. Lors de la première visite que j’aurai l’honneur de vous faire à Londres, le mois prochain sans doute, je vous dirai les raisons… mais serez-vous à Londres, le mois prochain ? Préférez-vous Vienne ? Saint-Pétersbourg ?

Il sursauta. Au plafond, soudain, résonnait un timbre. Et ce n’était plus la sonnerie d’alarme, mais l’appel du téléphone dont les fils aboutissaient à son bureau, entre les deux fenêtres, et dont l’appareil n’avait pas été enlevé.

Le téléphone ! Ah qui donc allait tomber dans le piège que tendait un abominable hasard ! Arsène Lupin eut un mouvement de rage vers l’appareil, comme s’il avait voulu le briser, le réduire en miettes, et, par là même, étouffer la voix mystérieuse qui demandait à lui parler. Mais Ganimard décrocha le récepteur et se pencha.

– Allô… allô… le numéro 648.73… oui, c’est ici.

Vivement, avec autorité, Sholmès l’écarta, saisit les deux récepteurs et appliqua son mouchoir sur la plaque pour rendre plus indistinct le son de sa voix.

À ce moment il leva les yeux sur Lupin. Et le regard qu’ils échangèrent leur prouva que la même pensée les avait frappés tous deux, et que tous deux ils prévoyaient jusqu’aux dernières conséquences de cette hypothèse possible, probable, presque certaine : c’était la Dame blonde qui téléphonait. Elle croyait téléphoner à Félix Davey, ou plutôt à Maxime Bermond, et c’est à Sholmès qu’elle allait se confier !

Et l’Anglais scanda :

– Allô ! … allô ! …

Un silence, et Sholmès :

– Oui, c’est moi, Maxime.

Tout de suite le drame se dessinait, avec une précision tragique. Lupin, l’indomptable et railleur Lupin, ne songeait même pas à cacher son anxiété, et, la figure pâlie d’angoisse, il s’efforçait d’entendre, de deviner. Et Sholmès continuait, en réponse à la voix mystérieuse :

– Allô… allô… mais oui, tout est terminé, et je m’apprêtais justement à vous rejoindre, comme il était convenu… où ?… Mais à l’endroit où vous êtes. Ne croyez-vous pas que c’est encore là…

Il hésitait, cherchant ses mots, puis il s’arrêta. Il était clair qu’il tâchait d’interroger la jeune fille sans trop s’avancer lui-même et qu’il ignorait absolument où elle se trouvait. En outre la présence de Ganimard semblait le gêner… Ah ! Si quelque miracle avait pu couper le fil de cet entretien diabolique ! Lupin l’appelait de toutes ses forces, de tous ses nerfs tendus !

Et Sholmès prononça :

– Allô !… Allô !… Vous n’entendez pas ?… Moi non plus… très mal… c’est à peine si je distingue… vous écoutez ? Eh bien, voilà… en réfléchissant… il est préférable que vous rentriez chez vous…

– Quel danger ? Aucun…

– Mais il est en Angleterre ! j’ai reçu une dépêche de Southampton, me confirmant son arrivée.

L’ironie de ces mots ! Sholmès les articula avec un bien-être inexprimable. Et il ajouta :

– Ainsi donc, ne perdez pas de temps, chère amie, je vous rejoins. Il accrocha les récepteurs.

– Monsieur Ganimard, je vous demanderai trois de vos hommes.

– C’est pour la Dame blonde, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Vous savez qui c’est, où elle est ?

– Oui.

– Bigre ! Jolie capture. Avec Lupin… la journée est complète. Folenfant, emmenez deux hommes, et accompagnez Monsieur.

L’Anglais s’éloigna, suivi des trois agents.

C’était fini. La Dame blonde, elle aussi, allait tomber au pouvoir de Sholmès. Grâce à son admirable obstination, grâce à la complicité d’événements heureux, la bataille s’achevait pour lui en victoire, pour Lupin, en un désastre irréparable.

– Monsieur Sholmès !

L’Anglais s’arrêta.


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