– Tiens, s’écria-t-il, le facteur.
L’homme entra, conduit par le domestique.
– Deux lettres recommandées, Monsieur… si vous voulez signer ?
Sholmès signa le registre, accompagna l’homme jusqu’à la porte et revint tout en décachetant l’une des lettres.
– Vous avez l’air tout heureux, nota Wilson au bout d’un instant.
– Cette lettre contient une proposition fort intéressante. Vous qui réclamiez une affaire, en voici une. Lisez…
Wilson lut :
« Monsieur,
« Je viens vous demander le secours de votre expérience. J’ai été victime d’un vol important, et les recherches effectuées jusqu’ici ne semblent pas devoir aboutir.
« Je vous envoie par ce courrier un certain nombre de journaux qui vous renseigneront sur cette affaire, et, s’il vous agrée de la poursuivre, je mets mon hôtel à votre disposition et vous prie d’inscrire sur le chèque ci-inclus, signé de moi, la somme qu’il vous plaira de fixer pour vos frais de déplacement.
« Veuillez avoir l’obligeance de me télégraphier votre réponse, et croyez, Monsieur, à l’assurance de mes sentiments de haute considération.
« Baron Victor d’Imblevalle, 18, rue Murillo. »
– Hé ! Hé ! fit Sholmès, voilà qui s’annonce à merveille… un petit voyage à Paris, ma foi pourquoi pas ? Depuis mon fameux duel avec Arsène Lupin, je n’ai pas eu l’occasion d’y retourner. Je ne serais pas fâché de voir la capitale du monde dans des conditions un peu plus tranquilles.
Il déchira le chèque en quatre morceaux, et tandis que Wilson, dont le bras n’avait pas recouvré son ancienne souplesse, prononçait contre Paris des mots amers, il ouvrit la seconde enveloppe.
Tout de suite, un mouvement d’irritation lui échappa, un pli barra son front pendant toute la lecture, et, froissant le papier, il en fit une boule qu’il jeta violemment sur le parquet.
– Quoi ? Qu’y a-t-il ? s’écria Wilson effaré.
Il ramassa la boule, la déplia et lut avec une stupeur croissante :
« Mon cher Maître,
« Vous savez l’admiration que j’ai pour vous et l’intérêt que je prends à votre renommée. Eh bien, croyez-moi, ne vous occupez point de l’affaire à laquelle on vous sollicite de concourir. Votre intervention causerait beaucoup de mal, tous vos efforts n’amèneraient qu’un résultat pitoyable, et vous seriez obligé de faire publiquement l’aveu de votre échec.
« Profondément désireux de vous épargner une telle humiliation, je vous conjure, au nom de l’amitié qui nous unit, de rester bien tranquillement au coin de votre feu.
« Mes bons souvenirs à M. Wilson, et pour vous, mon cher Maître, le respectueux hommage de votre dévoué.
« Arsène Lupin. »
– Arsène Lupin répéta Wilson, confondu…
Sholmès se mit à frapper la table à coups de poing.
– Ah ! Mais, il commence à m’embêter, cet animal-là Il se moque de moi comme d’un gamin ! L’aveu public de mon échec ! Ne l’ai-je pas contraint à rendre le diamant bleu ?
– Il a peur, insinua Wilson.
– Vous dites des bêtises ! Arsène Lupin n’a jamais peur, et la preuve c’est qu’il me provoque.
– Mais comment a-t-il connaissance de la lettre que nous envoie le Baron d’Imblevalle ?
– Qu’est-ce que j’en sais ? Vous me posez des questions stupides, mon cher !
– Je pensais… je m’imaginais…
– Quoi ? Que je suis sorcier ?
– Non, mais je vous ai vu faire de tels prodiges !
– Personne ne fait de prodiges… moi pas plus qu’un autre. Je réfléchis, je déduis, je conclus, mais je ne devine pas. Il n’y a que les imbéciles qui devinent.
Wilson prit l’attitude modeste d’un chien battu, et s’efforça, afin de n’être pas un imbécile, de ne point deviner pourquoi Sholmès arpentait la chambre à grands pas irrités. Mais Sholmès ayant sonné son domestique et lui ayant commandé sa valise, Wilson se crut en droit, puisqu’il y avait là un fait matériel, de réfléchir, de déduire et de conclure que le maître partait en voyage.
La même opération d’esprit lui permit d’affirmer, en homme qui ne craint pas l’erreur :
– Herlock, vous allez à Paris.
– Possible.
– Et vous y allez plus encore pour répondre à la provocation de Lupin que pour obliger le Baron d’Imblevalle.
– Possible.
– Herlock, je vous accompagne.
– Ah ! Ah vieil ami, s’écria Sholmès, en interrompant sa promenade, vous n’avez donc pas peur que votre bras gauche ne partage le sort de votre bras droit ?
– Que peut-il m’arriver ? Vous serez là.
– À la bonne heure, vous êtes un gaillard ! Et nous allons montrer à ce Monsieur qu’il a peut-être tort de nous jeter le gant avec tant d’effronterie. Vite, Wilson, et rendez-vous au premier train.
– Sans attendre les journaux dont le Baron vous annonce l’envoi ?
– À quoi bon !
– J’expédie un télégramme ?
– Inutile, Arsène Lupin connaîtrait mon arrivée. Je n’y tiens pas. Cette fois, Wilson, il faut jouer serré.
L’après-midi, les deux amis s’embarquaient à Douvres. La traversée fut excellente. Dans le rapide de Calais à Paris, Sholmès s’offrit trois heures du sommeil le plus profond, tandis que Wilson faisait bonne garde à la porte du compartiment et méditait, l’œil vague.
Sholmès s’éveilla heureux et dispos. La perspective d’un nouveau duel avec Arsène Lupin le ravissait, et il se frotta les mains de l’air satisfait d’un homme qui se prépare à goûter des joies abondantes.
– Enfin, s’exclama Wilson, on va se dégourdir !
Et il se frotta les mains du même air satisfait.
En gare, Sholmès prit les plaids, et, suivi de Wilson qui portait les valises – chacun son fardeau – il donna les tickets et sortit allégrement.
– Beau temps, Wilson… du soleil !… Paris est en fête pour nous recevoir.
– Quelle foule !
– Tant mieux, Wilson ! Nous ne risquons pas d’être remarqués. Personne ne nous reconnaîtra au milieu d’une telle multitude !
– Monsieur Sholmès, n’est-ce pas ?
Il s’arrêta, quelque peu interloqué. Qui diable pouvait ainsi le désigner par son nom ?
Une femme se tenait à ses côtés, une jeune fille, dont la mise très simple soulignait la silhouette distinguée, et dont la jolie figure avait une expression inquiète et douloureuse.
Elle répéta :
– Vous êtes bien Monsieur Sholmès ?
Comme il se taisait, autant par désarroi que par habitude de prudence, elle redit une troisième fois :
– C’est bien à Monsieur Sholmès que j’ai l’honneur de parler ?
– Que me voulez-vous ? dit-il assez bourru, croyant à une rencontre douteuse.
Elle se planta devant lui.
– Écoutez-moi, Monsieur, c’est très grave, je sais que vous allez rue Murillo.
– Que dites-vous ?
– Je sais… je sais… rue Murillo… au numéro 18. Eh bien, il ne faut pas… non, vous ne devez pas y aller… je vous assure que vous le regretteriez. Si je vous dis cela, ne pensez pas que j’y aie quelque intérêt. C’est par raison, c’est en toute conscience.
Il essaya de l’écarter, elle insista :
– Oh je vous en prie, ne vous obstinez pas… ah ! si je savais comment vous convaincre ! Regardez tout au fond de moi, tout au fond de mes yeux… ils sont sincères… ils disent la vérité.
Elle offrait ses yeux éperdument, de ces beaux yeux graves et limpides, où semble se réfléchir l’âme elle-même. Wilson hocha la tête :
– Mademoiselle a l’air bien sincère.
– Mais oui, implora-t-elle, et il faut avoir confiance…
– J’ai confiance, Mademoiselle, répliqua Wilson.
– Oh comme je suis heureuse ! et votre ami aussi, n’est-ce pas ? Je le sens… j’en suis sûre ! Quel bonheur ! Tout va s’arranger !… Ah ! la bonne idée que j’ai eue !… Tenez, Monsieur, il y a un train pour Calais dans vingt minutes… eh bien, vous le prendrez… vite, suivez-moi… le chemin est de ce côté, et vous n’avez que le temps…
Elle cherchait à l’entraîner. Sholmès lui saisit le bras et d’une voix qu’il cherchait à rendre aussi douce que possible :
– Excusez-moi, Mademoiselle, de ne pouvoir accéder à votre désir, mais je n’abandonne jamais une tâche que j’ai entreprise.