Il fit monter l’ascenseur. On installa Lupin sur le siège avec toutes sortes de précautions. Ganimard prit place auprès de lui et dit à ses hommes :
– Descendez en même temps que nous. Vous m’attendrez devant la loge du concierge. C’est convenu ?
Il tira la porte. Mais elle n’était pas fermée que des cris jaillirent. D’un bond, l’ascenseur s’était élevé comme un ballon dont on a coupé le câble. Un éclat de rire retentit, sardonique.
– Nom de D…, hurla Ganimard, cherchant frénétiquement dans l’ombre le bouton de descente.
Et comme il ne trouvait pas, il cria :
– Le cinquième ! Gardez la porte du cinquième.
Quatre à quatre les agents grimpèrent l’escalier. Mais il se produisit ce fait étrange : l’ascenseur sembla crever le plafond du dernier étage, disparut aux yeux des agents, émergea soudain à l’étage supérieur, celui des domestiques, et s’arrêta. Trois hommes guettaient qui ouvrirent la porte. Deux d’entre eux maîtrisèrent Ganimard, lequel, gêné dans ses mouvements, abasourdi, ne songeait guère à se défendre. Le troisième emporta Lupin.
– Je vous avais prévenu, Ganimard… l’enlèvement en ballon… et grâce à vous ! Une autre fois, soyez moins compatissant. Et surtout rappelez-vous qu’Arsène Lupin ne se laisse pas frapper et mettre à mal sans des raisons sérieuses. Adieu…
La cabine était déjà refermée et l’ascenseur, avec Ganimard, réexpédié vers les étages inférieurs. Et tout cela s’exécuta si rapidement que le vieux policier rattrapa les agents près de la loge de la concierge.
Sans même se donner le mot, ils traversèrent la cour en toute hâte et remontèrent l’escalier de service, seul moyen d’arriver à l’étage des domestiques par où l’évasion s’était produite.
Un long couloir à plusieurs coudes et bordé de petites chambres numérotées, conduisait à une porte, que l’on avait simplement repoussée. De l’autre côté de cette porte, et par conséquent dans une autre maison, partait un autre couloir, également à angles brisés et bordé de chambres semblables. Tout au bout, un escalier de service. Ganimard le descendit, traversa une cour, un vestibule et s’élança dans une rue, la rue Picot. Alors il comprit : les deux maisons, bâties en profondeur, se touchaient, et leurs façades donnaient sur deux rues, non point perpendiculaires, mais parallèles, et distantes l’une de l’autre de plus de soixante mètres.
Il entra dans la loge de la concierge et montrant sa carte :
– Quatre hommes viennent de passer ?
– Oui, les deux domestiques du quatrième et du cinquième, et deux amis.
– Qu’est-ce qui habite au quatrième et au cinquième ?
– Ces messieurs Fauvel et leurs cousins Provost… ils ont déménagé aujourd’hui. Il ne restait que ces deux domestiques… ils viennent de partir.
– Ah pensa Ganimard, qui s’effondra sur un canapé de la loge, quel beau coup nous avons manqué ! Toute la bande occupait ce pâté de maisons.
Quarante minutes plus tard, deux messieurs arrivaient en voiture à la gare du Nord et se hâtaient vers le rapide de Calais, suivis d’un homme d’équipe qui portait leurs valises.
L’un d’eux avait le bras en écharpe, et sa figure pâle n’offrait pas l’apparence de la bonne santé. L’autre semblait joyeux.
– Au galop, Wilson, il ne s’agit pas de manquer le train… ah Wilson, je n’oublierai jamais ces dix jours.
– Moi non plus.
– Ah les belles batailles !
– Superbes.
– À peine, çà et là, quelques petits ennuis…
– Bien petits.
– Et finalement, le triomphe sur toute la ligne. Lupin arrêté ! Le diamant bleu reconquis !
– Mon bras cassé.
– Quand il s’agit de pareilles satisfactions, qu’importe un bras cassé !
– Surtout le mien.
– Eh oui ! Rappelez-vous, Wilson, c’est au moment même où vous étiez chez le pharmacien, en train de souffrir comme un héros, que j’ai découvert le fil qui m’a conduit dans les ténèbres.
– Quelle heureuse chance !
Des portières se fermaient.
– En voiture, s’il vous plaît. Pressons-nous, Messieurs.
L’homme d’équipe escalada les marches d’un compartiment vide et disposa les valises dans le filet, tandis que Sholmès hissait l’infortuné Wilson.
– Mais qu’avez-vous, Wilson ? Vous n’en finissez pas !… Du nerf, vieux camarade…
– Ce n’est pas le nerf qui me manque.
– Mais quoi ?
– Je n’ai qu’une main de disponible.
– Et après ! s’exclama joyeusement Sholmès… en voilà des histoires. On croirait qu’il n’y a que vous dans cet état ! Et les manchots ? Les vrais manchots ? Allons, ça y est-il, ce n’est pas dommage.
Il tendit à l’homme d’équipe une pièce de cinquante centimes.
– Bien, mon ami. Voici pour vous.
– Merci, Monsieur Sholmès.
L’Anglais leva les yeux : Arsène Lupin.
– Vous !… vous ! balbutia-t-il, ahuri.
Et Wilson bégaya, en brandissant son unique main avec des gestes de quelqu’un qui démontre un fait :
– Vous ! Vous ! Mais vous êtes arrêté ! Sholmès me l’a dit. Quand il vous a quitté, Ganimard et ses trente agents vous entouraient…
Lupin croisa ses bras et, d’un air indigné :
– Alors vous avez supposé que je vous laisserais partir sans vous dire adieu ? Après les excellents rapports d’amitié que nous n’avons jamais cessé d’avoir les uns avec les autres ! Mais ce serait de la dernière incorrection. Pour qui me prenez-vous ?
Le train sifflait.
– Enfin, je vous pardonne… mais avez-vous ce qu’il vous faut ? Du tabac, des allumettes… oui… et les journaux du soir ? Vous y trouverez des détails sur mon arrestation, votre dernier exploit, maître. Et maintenant, au revoir, et enchanté d’avoir fait votre connaissance… enchanté vraiment !… Et si vous avez besoin de moi, je serai trop heureux…
Il sauta sur le quai et referma la portière.
– Adieu, fit-il encore, en agitant son mouchoir. Adieu… je vous écrirai… vous aussi, n’est-ce pas ? Et votre bras cassé, Monsieur Wilson ? J’attends de vos nouvelles à tous deux… une carte postale de temps à autre… comme adresse : Lupin, Paris… c’est suffisant… inutile d’affranchir… adieu… à bientôt…
Deuxième épisode – LA LAMPE JUIVE
Chapitre 1
Herlock Sholmès et Wilson étaient assis à droite et à gauche de la grande cheminée, les pieds allongés vers un confortable feu de coke.
La pipe de Sholmès, une courte bruyère à virole d’argent, s’éteignit. Il en vida les cendres, la bourra de nouveau, l’alluma, ramena sur ses genoux les pans de sa robe de chambre, et sortit de sa pipe de longues bouffées qu’il s’ingéniait à lancer au plafond en petits anneaux de fumée.
Wilson le regardait. Il le regardait, comme le chien couché en cercle sur le tapis du foyer regarde son maître, avec des yeux ronds, sans battements de paupières, des yeux qui n’ont d’autre espoir que de refléter le geste attendu. Le maître allait-il rompre le silence ? Allait-il lui révéler le secret de sa songerie actuelle et l’admettre dans le royaume de la méditation dont il semblait à Wilson que l’entrée lui était interdite ?
Sholmès se taisait.
Wilson risqua :
– Les temps sont calmes. Pas une affaire à nous mettre sous la dent.
Sholmès se tut de plus en plus violemment, mais ses anneaux de fumée étaient de mieux en mieux réussis, et tout autre que Wilson eût observé qu’il en tirait cette profonde satisfaction que nous donnent ces menus succès d’amour-propre, aux heures où le cerveau est complètement vide de pensées.
Wilson, découragé, se leva et s’approcha de la fenêtre.
La triste rue s’étendait entre les façades mornes des maisons, sous un ciel noir d’où tombait une pluie méchante et rageuse. Un cab passa, un autre cab. Wilson en inscrivit les numéros sur son calepin. Sait-on jamais ?