– Évidemment. Mais comment pouvait-il la connaître, puisque c’est le hasard qui nous a révélé le mécanisme secret de cette lampe ?

– Le même hasard a pu le révéler à quelqu’un… un domestique… un familier de la maison… mais continuons : la justice a été prévenue ?

– Sans doute. Le juge d’instruction a fait son enquête. Les chroniqueurs détectives attachés à chacun des grands journaux ont fait la leur. Mais, ainsi que je vous l’ai écrit, il ne semble pas que le problème ait la moindre chance d’être jamais résolu.

Sholmès se leva, se dirigea vers la fenêtre, examina la croisée, la terrasse, le balcon, se servit de sa loupe pour étudier les deux éraflures de la pierre, et pria M. d’Imblevalle de le conduire dans le jardin.

Dehors, Sholmès s’assit tout simplement sur un fauteuil d’osier et regarda le toit de la maison d’un œil rêveur. Puis il marcha soudain vers deux petites caissettes en bois avec lesquelles on avait recouvert, afin d’en conserver l’empreinte exacte, les trous laissés au pied de la terrasse par les montants de l’échelle. Il enleva les caissettes, se mit à genoux sur le sol, et, le dos rond, le nez à vingt centimètres du sol, il scruta, prit des mesures. Même opération le long de la grille, mais moins longue.

C’était fini.

Tous deux s’en retournèrent au boudoir où les attendait Mme d’Imblevalle.

Sholmès garda le silence quelques minutes encore, puis prononça ces paroles :

– Dès le début de votre récit, Monsieur le Baron, j’ai été frappé par le côté vraiment trop simple de l’agression. Appliquer une échelle, couper un carreau, choisir un objet et s’en aller, non, les choses ne se passent pas aussi facilement. Tout cela est trop clair, trop net.

– De sorte que ?…

– De sorte que le vol de la lampe juive a été commis sous la direction d’Arsène Lupin…

– Arsène Lupin ! s’exclama le Baron.

– Mais il a été commis en dehors de lui, sans que personne entrât dans cet hôtel… Un domestique peut-être qui sera descendu de sa mansarde sur la terrasse, le long d’une gouttière que j’ai aperçue du jardin.

– Mais sur quelles preuves ?…

– Arsène Lupin ne serait pas sorti du boudoir les mains vides.

– Les mains vides… et la lampe ?

– Prendre la lampe ne l’eût pas empêché de prendre cette tabatière enrichie de diamants, ou ce collier de vieilles opales. Il lui suffisait de deux gestes en plus. S’il ne les a pas accomplis, c’est qu’il ne l’a pas vu.

– Cependant les traces relevées ?

– Comédie ! Mise en scène pour détourner les soupçons !

– Les éraflures de la balustrade ?

– Mensonge ! Elles ont été produites avec du papier de verre. Tenez, voici quelques brins de papier que j’ai recueillis.

– Les marques laissées par les montants de l’échelle ?

– De la blague ! Examinez les deux trous rectangulaires du bas de la terrasse, et les deux trous situés près de la grille. Leur forme est semblable, mais, parallèles ici, ils ne le sont plus là-bas. Mesurez la distance qui sépare chaque trou de son voisin, l’écart change selon l’endroit. Au pied de la terrasse il est de 23 centimètres. Le long de la grille il est de 28 centimètres.

– Et vous en concluez ?

– J’en conclus, puisque leur forme est identique, que les quatre trous ont été faits à l’aide d’un seul et unique bout de bois convenablement taillé.

– Le meilleur argument serait ce bout de bois lui-même.

– Le voici, dit Sholmès, je l’ai ramassé dans le jardin, sous la caisse d’un laurier.

Le Baron s’inclina. Il y avait quarante minutes que l’Anglais avait franchi le seuil de cette porte, et il ne restait plus rien de tout ce que l’on avait cru jusqu’ici sur le témoignage même des faits apparents. La réalité, une autre réalité, se dégageait, fondée sur quelque chose de beaucoup plus solide, le raisonnement d’un Herlock Sholmès.

– L’accusation que vous lancez contre notre personnel est bien grave, Monsieur, dit la Baronne. Nos domestiques sont d’anciens serviteurs de la famille, et aucun d’eux n’est capable de nous trahir.

– Si l’un d’eux ne vous trahissait pas, comment expliquer que cette lettre ait pu me parvenir le jour même et par le même courrier que celle que vous m’avez écrite ?

Il tendit à la Baronne la lettre que lui avait adressée Arsène Lupin.

Mme d’Imblevalle fut stupéfaite.

– Arsène Lupin… comment a-t-il su ?

– Vous n’avez mis personne au courant de votre lettre ?

– Personne, dit le Baron, c’est une idée que nous avons eue l’autre soir à table.

– Devant les domestiques ?

– Il n’y avait que nos deux enfants. Et encore, non… Sophie et Henriette n’étaient plus à table, n’est-ce pas, Suzanne ?

Mme d’Imblevalle réfléchit et affirma :

– En effet, elles avaient rejoint Mademoiselle.

– Mademoiselle ? interrogea Sholmès.

– La gouvernante, Mlle Alice Demun.

– Cette personne ne prend donc pas ses repas avec vous ?

– Non, on la sert à part, dans sa chambre.

Wilson eut une idée.

– La lettre écrite à mon ami Herlock Sholmès a été mise à la poste.

– Naturellement.

– Qui donc la porta ?

– Dominique, mon valet de chambre depuis vingt ans, répondit le Baron. Toute recherche de ce côté serait du temps perdu.

– On ne perd jamais son temps quand on cherche, dit Wilson sentencieusement.

La première enquête était terminée. Sholmès demanda la permission de se retirer.

Une heure plus tard, au dîner, il vit Sophie et Henriette, les deux enfants des d’Imblevalle, deux jolies fillettes de huit et de six ans. On causa peu. Sholmès répondit aux amabilités du Baron et de sa femme d’un air si rébarbatif qu’ils se résolurent au silence. On servit le café. Sholmès avala le contenu de sa tasse et se leva.

À ce moment un domestique entra, qui apportait un message téléphonique à son adresse. Il ouvrit et lut :

« Vous envoie mon admiration enthousiaste. Les résultats obtenus par vous en si peu de temps sont étourdissants. Je suis confondu.

« Arpin Lusène. »

Il eut un geste d’agacement, et montrant la dépêche au Baron :

– Commencez-vous à croire, Monsieur, que vos murs ont des yeux et des oreilles ?

– Je n’y comprends rien, murmura M. d’Imblevalle abasourdi.

– Moi non plus. Mais ce que je comprends, c’est que pas un mouvement ne se fait ici qui ne soit aperçu par lui. Pas un mot ne se prononce qu’il ne l’entende.

Ce soir-là, Wilson se coucha avec la conscience légère d’un homme qui a rempli son devoir et qui n’a plus d’autre besogne que de s’endormir. Aussi s’endormit-il très vite, et de beaux rêves le visitèrent où il poursuivait Lupin à lui seul et se disposait à l’arrêter de sa propre main, et la sensation de cette poursuite était si nette qu’il se réveilla.

Quelqu’un frôlait son lit. Il saisit son revolver.

– Un geste encore, Lupin, et je tire.

– Diable ! Comme vous y allez, vieux camarade !

– Comment, c’est vous, Sholmès ! Vous avez besoin de moi ?

– J’ai besoin de vos yeux. Levez-vous…

Il le mena vers la fenêtre.

– Regardez… de l’autre côté de la grille…

– Dans le parc ?

– Oui. Vous ne voyez rien ?

– Je ne vois rien.

– Si, vous voyez quelque chose.

– Ah ! En effet, une ombre… deux même.

– N’est-ce pas ? Contre la grille… tenez, elles remuent. Ne perdons pas de temps.

À tâtons, en se tenant à la rampe, ils descendirent l’escalier, et arrivèrent dans une pièce qui donnait sur le perron du jardin. À travers les vitres de la porte, ils aperçurent les deux silhouettes à la même place.

– C’est curieux dit Sholmès, il me semble entendre du bruit dans la maison.

– Dans la maison ? Impossible ! Tout le monde dort.

– Écoutez cependant…

À ce moment, un léger coup de sifflet vibra du côté de la grille, et ils aperçurent une vague lumière qui paraissait venir de l’hôtel.

– Les d’Imblevalle ont dû allumer, murmura Sholmès. C’est leur chambre qui est au-dessus de nous.


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