– En noir ? Oui, vers neuf heures… celle qui monte au second.

– Vous la voyez souvent ?

– Non, mais depuis quelque temps, davantage… la dernière quinzaine, presque tous les jours.

– Et depuis dimanche ?

– Une fois seulement… sans compter aujourd’hui.

– Comment ! Elle est venue !

– Elle est là.

– Elle est là !

– Voilà bien dix minutes. Sa voiture attend sur la place Saint-Ferdinand, comme d’habitude. Elle, je l’ai croisée sous la porte.

– Et quel est ce locataire du second ?

– Il y en a deux, une modiste, Mlle Langeais, et un Monsieur qui a loué deux chambres meublées, depuis un mois, sous le nom de Bresson.

– Pourquoi dites-vous « sous le nom » ?

– Une idée à moi que c’est un nom d’emprunt. Ma femme fait son ménage : eh bien, il n’a pas deux chemises avec les mêmes initiales.

– Comment vit-il ?

– Oh ! Dehors presque. Des trois jours, il ne rentre pas chez lui.

– Est-il rentré dans la nuit de samedi à dimanche ?

– Dans la nuit de samedi à dimanche ? Écoutez voir, que je réfléchisse… oui, samedi soir, il est rentré et il n’a pas bougé.

– Et quelle sorte d’homme est-ce ?

– Ma foi je ne saurais dire. Il est si changeant ! Il est grand, il est petit, il est gros, il est fluet… brun et blond. Je ne le reconnais toujours pas.

Ganimard et Sholmès se regardèrent.

– C’est lui, murmura l’inspecteur, c’est bien lui.

Il y eut vraiment chez le vieux policier un instant de trouble qui se traduisit par un bâillement et par une crispation de ses deux poings.

Sholmès aussi, bien que plus maître de lui, sentit une étreinte au cœur.

– Attention, dit le concierge, voici la jeune fille.

Mademoiselle en effet apparaissait au seuil de la porte et traversait la place.

– Et voici M. Bresson.

– M. Bresson ? Lequel ?

– Celui qui porte un paquet sous le bras.

– Mais il ne s’occupe pas de la jeune fille. Elle regagne seule sa voiture.

– Ah ! Ça, je ne les ai jamais vus ensemble.

Les deux policiers s’étaient levés précipitamment. À la lueur des réverbères ils reconnurent la silhouette de Lupin, qui s’éloignait dans une direction opposée à la place.

– Qui préférez-vous suivre ? demanda Ganimard.

– Lui, parbleu ! C’est le gros gibier.

– Alors, moi, je file la demoiselle, proposa Ganimard.

– Non, non, dit vivement l’Anglais, qui ne voulait rien dévoiler de l’affaire à Ganimard, la demoiselle, je sais où la retrouver… ne me quittez pas.

À distance, et en utilisant l’abri momentané des passants et des kiosques, ils se mirent à la poursuite de Lupin. Poursuite facile d’ailleurs, car il ne se retournait pas et marchait rapidement, avec une légère claudication de la jambe droite, si légère qu’il fallait l’œil exercé d’un observateur pour la percevoir, Ganimard dit :

– Il fait semblant de boiter.

Et il reprit :

– Ah ! Si l’on pouvait ramasser deux ou trois agents et sauter sur notre individu ! Nous risquons de le perdre.

Mais aucun agent ne se montra avant la porte des Ternes, et, les fortifications franchies, ils ne devaient plus escompter le moindre secours.

– Séparons-nous, dit Sholmès, l’endroit est désert.

C’était le boulevard Victor-Hugo. Chacun d’eux prit un trottoir et s’avança selon la ligne des arbres.

Ils allèrent ainsi pendant vingt minutes jusqu’au moment où Lupin tourna sur la gauche et longea la Seine. Là, ils aperçurent Lupin qui descendait au bord du fleuve. Il y resta quelques secondes sans qu’il leur fût possible de distinguer ses gestes. Puis il remonta la berge et revint sur ses pas. Ils se collèrent contre les piliers d’une grille. Lupin passa devant eux. Il n’avait plus de paquet.

Et comme il s’éloignait, un autre individu se détacha d’une encoignure de maison et se glissa entre les arbres.

Sholmès dit à voix basse :

– Il a l’air de le suivre aussi, celui-là.

– Oui, il m’a semblé déjà le voir en allant.

La chasse recommença, mais compliquée par la présence de cet individu. Lupin reprit le même chemin, traversa de nouveau la porte des Ternes, et rentra dans la maison de la place Saint-Ferdinand.

Le concierge fermait lorsque Ganimard se présenta.

– Vous l’avez vu, n’est-ce pas ?

– Oui, j’éteignais le gaz de l’escalier, il a poussé le verrou de sa porte.

– Il n’y a personne avec lui ?

– Personne, aucun domestique… il ne mange jamais ici.

– Il n’existe pas d’escalier de service ?

– Non.

Ganimard dit à Sholmès :

– Le plus simple est que je m’installe à la porte même de Lupin, tandis que vous allez chercher le commissaire de police de la rue Demours. Je vais vous donner un mot.

Sholmès objecta :

– Et s’il s’échappe pendant ce temps ?

– Puisque je reste ! …

– Un contre un, la lutte est inégale avec lui.

– Je ne puis pourtant pas forcer son domicile, je n’en ai pas le droit, la nuit surtout.

Sholmès haussa les épaules.

– Quand vous aurez arrêté Lupin, on ne vous chicanera pas sur les conditions de l’arrestation. D’ailleurs, quoi ! Il s’agit tout au plus de sonner. Nous verrons alors ce qui se passera.

Ils montèrent. Une porte à deux battants s’offrait à gauche du palier. Ganimard sonna.

Aucun bruit. Il sonna de nouveau. Personne.

– Entrons, murmura Sholmès.

– Oui, allons-y.

Pourtant, ils demeurèrent immobiles, l’air irrésolu. Comme des gens qui hésitent au moment d’accomplir un acte décisif, ils redoutaient d’agir, et il leur semblait soudain impossible qu’Arsène Lupin fût là, si près d’eux, derrière cette cloison fragile qu’un coup de poing pouvait abattre. L’un et l’autre, ils le connaissaient trop, le diabolique personnage, pour admettre qu’il se laissât pincer aussi stupidement. Non, non, mille fois non, il n’était plus là. Par les maisons contiguës, par les toits, par telle issue convenablement préparée, il avait dû s’évader, et une fois de plus, c’est l’ombre seule de Lupin qu’on allait étreindre.

Ils frissonnèrent. Un bruit imperceptible, qui venait de l’autre côté de la porte, avait comme effleuré le silence. Et ils eurent l’impression, la certitude, que tout de même il était là, séparé d’eux par la mince cloison de bois, et qu’il les écoutait, qu’il les entendait.

Que faire ? La situation était tragique. Malgré leur sang-froid de vieux routiers de police, une telle émotion les bouleversait qu’ils s’imaginaient percevoir les battements de leur cœur.

Du coin de l’œil, Ganimard consulta Sholmès. Puis, violemment, de son poing, il ébranla le battant de la porte.

Un bruit de pas, maintenant, un bruit qui ne cherchait plus à se dissimuler…

Ganimard secoua la porte. D’un élan irrésistible, Sholmès, l’épaule en avant, l’abattit, et tous deux se ruèrent à l’assaut.

Ils s’arrêtèrent net. Un coup de feu avait retenti dans la pièce voisine. Un autre encore, et le bruit d’un corps qui tombait…

Quand ils entrèrent, ils virent l’homme étendu, la face contre le marbre de la cheminée. Il eut une convulsion. Son revolver glissa de sa main.

Ganimard se pencha et tourna la tête du mort. Du sang la couvrait, qui giclait de deux larges blessures, l’une à la joue, et l’autre à la tempe.

– Il est méconnaissable, murmura-t-il.

– Parbleu ! fit Sholmès, ce n’est pas lui.

– Comment le savez-vous ? Vous ne l’avez même pas examiné.

L’Anglais ricana :

– Pensez-vous donc qu’Arsène Lupin est homme à se tuer ?

– Pourtant, nous avions bien cru le reconnaître dehors…

– Nous avions cru, parce que nous voulions croire. Cet homme nous obsède.

– Alors, c’est un de ses complices.

– Les complices d’Arsène Lupin ne se tuent pas.

– Alors, qui est-ce ?

Ils fouillèrent le cadavre. Dans une poche Herlock Sholmès trouva un portefeuille vide, dans une autre Ganimard trouva quelques louis. Au linge, point de marque, aux vêtements non plus.


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