Ils arrivèrent ainsi, l’un derrière l’autre, à la place Saint-Ferdinand, et l’homme erra longtemps autour de la maison de Bresson, levant parfois les yeux aux fenêtres du second étage, et surveillant les gens qui pénétraient dans la maison.
Au bout d’une heure, il monta sur l’impériale d’un tramway qui se dirigeait vers Neuilly. Sholmès y monta également et s’assit derrière l’individu, un peu plus loin, et à côté d’un Monsieur que dissimulaient les feuilles ouvertes de son journal. Aux fortifications, le journal s’abaissa, Sholmès aperçut Ganimard, et Ganimard lui dit à l’oreille en désignant l’individu :
– C’est notre homme d’hier soir, celui qui suivait Bresson. Il y a une heure qu’il vagabonde sur la place.
– Rien de nouveau pour Bresson ? demanda Sholmès.
– Si, une lettre qui est arrivée ce matin à son adresse.
– Ce matin ? Donc elle a été mise à la poste hier, avant que l’expéditeur ne sache la mort de Bresson.
– Précisément. Elle est entre les mains du juge d’instruction. Mais j’en ai retenu les termes : « Il n’accepte aucune transaction. Il veut tout, la première chose aussi bien que celles de la seconde affaire. Sinon, il agit. » Et pas de signature, ajouta Ganimard. Comme vous voyez, ces quelques lignes ne nous serviront guère.
– Je ne suis pas du tout de votre avis, Monsieur Ganimard, ces quelques lignes me semblent au contraire fort intéressantes.
– Et pourquoi, mon Dieu !
– Pour des raisons qui me sont personnelles, répondit Sholmès avec le sans-gêne dont il usait envers son collègue.
Le tramway s’arrêta rue du Château, au point terminus. L’individu descendit et s’en alla paisiblement.
Sholmès l’escortait, et de si près que Ganimard s’en effraya :
– S’il se retourne, nous sommes brûlés.
– Il ne se retournera pas maintenant.
– Qu’en savez-vous ?
– C’est un complice d’Arsène Lupin, et le fait qu’un complice de Lupin s’en va ainsi, les mains dans ses poches, prouve d’abord qu’il se sait suivi, et en second lieu qu’il ne craint rien.
– Pourtant nous le serrons d’assez près !
– Pas assez pour qu’il ne puisse nous glisser entre les doigts avant une minute. Il est trop sûr de lui.
– Voyons ! Voyons ! Vous me faites poser. Il y a là-bas, à la porte de ce café, deux agents cyclistes. Si je décide de les requérir et d’aborder le personnage, je me demande comment il nous glissera entre les doigts.
– Le personnage ne paraît pas s’émouvoir beaucoup de cette éventualité. C’est lui-même qui les requiert !
– Nom d’un chien, proféra Ganimard, il a de l’aplomb !
L’individu en effet s’était avancé vers les deux agents au moment où ceux-ci se disposaient à enfourcher leurs bicyclettes. Il leur dit quelques mots, puis, soudain, sauta sur une troisième bicyclette, qui était appuyée contre le mur du café, et s’éloigna rapidement avec les deux agents.
L’Anglais s’esclaffa.
– Hein ! L’avais-je prévu ? Un, deux, trois, enlevé ! Et par qui ? Par deux de vos collègues, Monsieur Ganimard. Ah ! Il se met bien, Arsène Lupin ! Des agents cyclistes à sa solde ! Quand je vous disais que notre personnage était beaucoup trop calme !
– Alors quoi, s’écria Ganimard, vexé, que fallait-il faire ? C’est très commode de rire !
– Allons, allons, ne vous fâchez pas. On se vengera. Pour le moment, il nous faut du renfort.
– Folenfant m’attend au bout de l’avenue de Neuilly.
– Eh bien, prenez-le au passage et venez me rejoindre.
Ganimard s’éloigna, tandis que Sholmès suivait les traces des bicyclettes, d’autant plus visibles sur la poussière de la route, que deux des machines étaient munies de pneumatiques striés. Et il s’aperçut bientôt que ces traces le conduisaient au bord de la Seine, et que les trois hommes avaient tourné du même côté que Bresson, la veille au soir. Il parvint ainsi à la grille contre laquelle lui-même s’était caché avec Ganimard, et, un peu plus loin, il constata un emmêlement des lignes striées qui lui prouva qu’on avait fait halte à cet endroit. Juste en face il y avait une petite langue de terrain qui pointait dans la Seine et à l’extrémité de laquelle une vieille barque était amarrée.
C’est là que Bresson avait dû jeter son paquet, ou plutôt qu’il l’avait laissé tomber. Sholmès descendit le talus et vit que, la berge s’abaissant en pente très douce et l’eau du fleuve étant basse, il lui serait facile de retrouver le paquet… à moins que les trois hommes n’eussent pris les devants.
– Non, non, se dit-il, ils n’ont pas eu le temps… un quart d’heure tout au plus… et cependant pourquoi ont-ils passé par là ?
Un pêcheur était assis dans la barque. Sholmès lui demanda :
– Vous n’avez pas aperçu trois hommes à bicyclette ?
Le pêcheur fit signe que non.
L’Anglais insista :
– Mais si… trois hommes… ils viennent de s’arrêter à deux pas de vous…
Le pêcheur mit sa ligne sous son bras, sortit de sa poche un carnet, écrivit sur une des pages, la déchira et la tendit à Sholmès.
Un grand frisson secoua l’Anglais. D’un coup d’œil il avait vu, au milieu de la page qu’il tenait à la main, la série des lettres déchirées de l’album.
CDEHNOPRZEO-237
Un lourd soleil pesait sur la rivière. L’homme avait repris sa besogne, abrité sous la vaste cloche d’un chapeau de paille, sa veste et son gilet pliés à côté de lui. Il pêchait attentivement, tandis que le bouchon de sa ligne flottait au fil de l’eau.
Il s’écoula bien une minute, une minute de solennel et terrible silence.
– Est-ce lui ? pensait Sholmès avec une anxiété presque douloureuse.
Et la vérité l’éclairant :
– C’est lui ! C’est lui ! Lui seul est capable de rester ainsi sans un frémissement d’inquiétude, sans rien craindre de ce qui va se passer… et quel autre saurait cette histoire de l’album ? Alice l’a prévenu par son messager.
Tout à coup l’Anglais sentit que sa main, que sa propre main avait saisi la crosse de son revolver, et que ses yeux se fixaient sur le dos de l’individu, un peu au-dessous de la nuque. Un geste, et tout le drame se dénouait, la vie de l’étrange aventurier se terminait misérablement.
Le pêcheur ne bougea pas.
Sholmès serra nerveusement son arme avec l’envie farouche de tirer et d’en finir, et l’horreur en même temps d’un acte qui déplaisait à sa nature. La mort était certaine. Ce serait fini.
– Ah pensa-t-il, qu’il se lève, qu’il se défende… sinon tant pis pour lui… une seconde encore… et je tire…
Mais un bruit de pas lui ayant fait tourner la tête, il avisa Ganimard qui s’en venait en compagnie des inspecteurs.
Alors, changeant d’idée, il prit son élan, d’un bond sauta dans la barque dont l’amarre se cassa sous la poussée trop forte, tomba sur l’homme et l’étreignit à bras-le-corps. Ils roulèrent tous deux au fond du bateau.
– Et après ? s’écria Lupin, tout en se débattant, qu’est-ce que cela prouve ? Quand l’un de nous aura réduit l’autre à l’impuissance, il sera bien avancé ! Vous ne saurez pas quoi faire de moi, ni moi de vous. On restera là comme deux imbéciles…
Les deux rames glissèrent à l’eau. La barque s’en fut à la dérive. Des exclamations s’entrecroisaient le long de la berge, et Lupin continuait :
– Que d’histoires, Seigneur ! Vous avez donc perdu la notion des choses ?… De pareilles bêtises à votre âge ! Et un grand garçon comme vous ! Fi, que c’est vilain ! …
Il réussit à se dégager.
Exaspéré, résolu à tout, Herlock Sholmès mit la main à sa poche. Il poussa un juron : Lupin lui avait pris son revolver.
Alors il se jeta à genoux et tâcha de rattraper un des avirons afin de gagner le bord, tandis que Lupin s’acharnait après l’autre, afin de gagner le large.
– L’aura… l’aura pas, disait Lupin… d’ailleurs ça n’a aucune importance… si vous avez votre rame, je vous empêche de vous en servir… et vous de même. Mais voilà, dans la vie, on s’efforce d’agir… sans la moindre raison, puisque c’est toujours le sort qui décide… tenez, vous voyez, le sort… eh bien, il se décide pour son vieux Lupin… victoire ! Le courant me favorise !