— Bigre, cent millions !
— Mettons-en dix, ou même cinq, n’importe ! il y a de gros paquets de titres dans le coffre-fort. C’est bien le diable si, un jour ou l’autre, je ne mets pas la main sur la clef.
Le tramway s’arrêta place de l’Étoile. L’homme murmura :
— Ainsi, pour le moment ?
— Pour le moment, rien à faire. Je t’avertirai. Nous avons le temps.
Cinq minutes après, Arsène Lupin montait le somptueux escalier de l’hôtel Imbert, et Ludovic le présentait à sa femme. Gervaise était une bonne petite dame, toute ronde, très bavarde. Elle fit à Lupin le meilleur accueil.
— J’ai voulu que nous soyons seuls à fêter notre sauveur, dit-elle.
Et dès l’abord on traita « notre sauveur » comme un ami d’ancienne date. Au dessert l’intimité était complète, et les confidences allèrent bon train. Arsène raconta sa vie, la vie de son père, intègre magistrat, les tristesses de son enfance, les difficultés du présent. Gervaise, à son tour, dit sa jeunesse, son mariage, les bontés du vieux Brawford, les cent millions dont elle avait hérité, les obstacles qui retardaient l’entrée en jouissance, les emprunts qu’elle avait dû contracter à des taux exorbitants, ses interminables démêlés avec les neveux de Brawford, et les oppositions ! et les séquestres ! tout enfin !
— Pensez donc, Monsieur Lupin, les titres sont là, à côté, dans le bureau de mon mari, et si nous en détachons un seul coupon, nous perdons tout ! Ils sont là, dans notre coffre-fort, et nous ne pouvons pas y toucher !
Un léger frémissement secoua Monsieur Lupin à l’idée de ce voisinage. Et il eut la sensation très nette que Monsieur Lupin n’aurait jamais assez d’élévation d’âme pour éprouver les mêmes scrupules que la bonne dame.
— Ah ! ils sont là, murmura-t-il, la gorge sèche.
— Ils sont là.
Des relations commencées sous de tels auspices ne pouvaient que former des nœuds plus étroits. Délicatement interrogé, Arsène Lupin avoua sa misère, sa détresse. Sur-le-champ, le malheureux garçon fut nommé secrétaire particulier des deux époux, aux appointements de cent cinquante francs par mois. Il continuerait à habiter chez lui, mais il viendrait chaque jour prendre les ordres de travail et, pour plus de commodité, on mettait à sa disposition, comme cabinet de travail, une des chambres du deuxième étage.
Il choisit. Par quel excellent hasard se trouva-t-elle au-dessus du bureau de Ludovic ?
⁂
Arsène ne tarda pas à s’apercevoir que son poste de secrétaire ressemblait furieusement à une sinécure. En deux mois, il n’eut que quatre lettres insignifiantes à recopier et ne fut appelé qu’une fois dans le bureau de son patron, ce qui ne lui permit qu’une fois de contempler officiellement le coffre-fort. En outre, il nota que le titulaire de cette sinécure ne devait pas être jugé digne de figurer auprès du député Anquety, ou du bâtonnier Grouvel, car on omit de le convier aux fameuses réceptions mondaines.
Il ne s’en plaignit point, préférant de beaucoup garder sa modeste petite place à l’ombre, et se tint à l’écart, heureux et libre. D’ailleurs il ne perdait pas son temps. Il rendit tout d’abord un certain nombre de visites clandestines au bureau de Ludovic, et présenta ses devoirs au coffre-fort, lequel n’en resta pas moins hermétiquement fermé. C’était un énorme bloc de fonte et d’acier, à l’aspect rébarbatif, et contre quoi ne pouvaient prévaloir ni les limes, ni les vrilles, ni les pinces monseigneur.
Arsène Lupin n’était pas entêté.
— Où la force échoue, la ruse réussit, se dit-il. L’essentiel est d’avoir un œil et une oreille dans la place.
Il prit donc les mesures nécessaires, et après de minutieux et pénibles sondages à travers le parquet de sa chambre, il introduisit un tuyau de plomb qui aboutissait au plafond du bureau entre deux moulures de la corniche. Par ce tuyau, tube acoustique et lunette d’approche, il espérait voir et entendre.
Dès lors il vécut à plat ventre sur son parquet. Et de fait il vit souvent les Imbert en conférence devant le coffre, compulsant des registres et maniant des dossiers. Quand ils tournaient successivement les quatre boutons qui commandaient la serrure, il tâchait, pour savoir le chiffre, de saisir le nombre des crans qui passaient. Il surveillait leurs gestes, il épiait leurs paroles. Que faisaient-ils de la clef ? La cachaient-ils ?
Un jour, il descendit en hâte, les ayant vus qui sortaient de la pièce sans refermer le coffre. Et il entra résolument. Ils étaient revenus.
— Oh ! excusez-moi, dit-il, je me suis trompé de porte.
Mais Gervaise se précipita, et l’attirant :
— Entrez donc, Monsieur Lupin, entrez donc, n’êtes-vous pas chez vous ici ? Vous allez nous donner un conseil. Quels titres devons-nous vendre ? De l’Extérieure ou de la Rente ?
— Mais, l’opposition ? objecta Lupin, très étonné.
— Oh ! elle ne frappe pas tous les titres.
Elle écarta le battant. Sur les rayons s’entassaient des portefeuilles ceinturés de sangles. Elle en saisit un. Mais son mari protesta.
— Non, non, Gervaise, ce serait de la folie de vendre de l’Extérieure. Elle va monter… Tandis que la Rente est au plus haut. Qu’en pensez-vous, mon cher ami ?
Le cher ami n’avait aucune opinion, cependant il conseilla le sacrifice de la Rente. Alors elle prit une autre liasse, et, dans cette liasse, au hasard, un papier. C’était un titre 3% de 1.374 francs. Ludovic le mit dans sa poche. L’après-midi, accompagné de son secrétaire, il fit vendre ce titre par un agent de change et toucha quarante-six mille francs.
Quoi qu’en eût dit Gervaise, Arsène Lupin ne se sentait pas chez lui. Bien au contraire, sa situation dans l’hôtel Imbert le remplissait de surprise. À diverses occasions, il put constater que les domestiques ignoraient son nom. Ils l’appelaient monsieur. Ludovic le désignait toujours ainsi : « Vous préviendrez monsieur… Est-ce que monsieur est arrivé ? » Pourquoi cette appellation énigmatique ?
D’ailleurs, après l’enthousiasme du début, les Imbert lui parlaient à peine, et, tout en le traitant avec les égards dûs à un bienfaiteur, ne s’occupaient jamais de lui ! On avait l’air de le considérer comme un original qui n’aime pas qu’on l’importune, et on respectait son isolement, comme si cet isolement était une règle édictée par lui, un caprice de sa part. Une fois qu’il passait dans le vestibule, il entendit Gervaise qui disait à deux messieurs :
— C’est un tel sauvage !
Soit, pensa-t-il, nous sommes un sauvage. Et renonçant à s’expliquer les bizarreries de ces gens, il poursuivait l’exécution de son plan. Il avait acquis la certitude qu’il ne fallait point compter sur le hasard ni sur une étourderie de Gervaise que la clef du coffre ne quittait pas, et qui, au surplus, n’eût jamais emporté cette clef sans avoir préalablement brouillé les lettres de la serrure. Ainsi donc il devait agir.
Un événement précipita les choses, la violente campagne menée contre les Imbert par certains journaux. On les accusait d’escroquerie. Arsène Lupin assista aux péripéties du drame, aux agitations du ménage, et il comprit qu’en tardant davantage, il allait tout perdre.
Cinq jours de suite, au lieu de partir vers six heures comme il en avait l’habitude, il s’enferma dans sa chambre. On le supposait sorti. Lui, s’étendait sur le parquet et surveillait le bureau de Ludovic.
Les cinq soirs, la circonstance favorable qu’il attendait ne s’étant pas produite, il s’en alla au milieu de la nuit, par la petite porte qui desservait la cour. Il en possédait une clef.
Mais le sixième jour il apprit que les Imbert, en réponse aux insinuations malveillantes de leurs ennemis, avaient proposé qu’on ouvrît le coffre et qu’on en fît l’inventaire.