Elle ne bougea pas le lendemain, comptant sur la visite de M. Bouju-Gavart. Elle lui en voulut de ne pas réaliser son désir. Un jour encore elle attendit. Mais elle brûlait d’une curiosité trop ardente et elle se dirigea vers la rue verte, au domicile de son parrain. La présence de Mme Bouju-Gavart la déconcerta. Elle n’avait pas réfléchi à cette rencontre, pourtant inévitable. Elle l’entendit qui disait :

— Je ne veux pas te gronder, petite, quoique ce soit bien mal de m’avoir oubliée si longtemps.

Et elle crut démêler une allusion clairvoyante dans l’intonation triste de cette phrase. Elle ne répondit pas.

Alors sa vieille amie l’interrogea sur ses occupations actuelles, sur sa santé, sur l’état de son ménage. Et elle répliquait au hasard, l’esprit envahi de pensées étrangères.

Cela l’intriguait, cette femme trompée. C’était le premier être de cette sorte en face de qui les circonstances la mettaient, et elle l’observait attentivement, comme si elle eût espéré découvrir la cause de son abandon.

Pourquoi son mari la délaissait-il ? Rien d’apparent ne justifiait cette offense. Il lui restait de sa beauté célèbre des traits alourdis, mais d’un charme pénétrant, et des yeux affables, dont les coins étoilés de rides augmentaient la douceur. Elle avait des attitudes nobles et une grande harmonie dans les gestes. Lucie la plaignit en songeant à l’ouvrière sans grâce que son parrain accompagnait quelques jours auparavant. Puis elle lui compara Mme Berchon, et, là encore, guidée par une jalousie instinctive, elle estima que la gentillesse maniérée d’Henriette ne valait pas la distinction suprême de l’épouse.

Enfin, elle-même ne se posait-elle pas en rivale ? Un remords l’effleura, vite envolé. La conviction de sa supériorité lui donnait de l’assurance, et n’ayant exalté Mme Bouju-Gavart que pour mieux établir son propre triomphe, elle s’adjugea une force de séduction irrésistible. Elle eut l’impérieux besoin de revoir celui qui l’aimait, et elle dit :

— Votre mari se porte bien ?

Au même moment, il entrait. Elle fut déçue ; elle se l’imaginait plus jeune et plus attrayant. En outre, il fit preuve d’une délicatesse dont l’excès déjoua les prévisions de Lucie. Rien dans ses allures n’indiqua le moindre trouble. Elle s’en alla, dépitée, incertaine.

Les Bouju-Gavart partirent pour Dieppe. Mme Chalmin, obligée d’attendre sa mère, s’ennuya de nouveau. Son humeur s’altéra. Robert en souffrit patiemment, attribuant cette crise à l’intolérable chaleur qui régnait en ville. Il la traitait comme une enfant gâtée, ce qui la mettait hors d’elle. Des querelles s’élevèrent, suivies de bouderies. Les derniers points par où leurs âmes se touchaient s’évanouirent.

Alors elle flâna dans les rues, de vitrine en vitrine, fit des emplettes et détaillait le visage des commis qui la servaient.

Enfin, Robert ayant conduit ces dames et l’enfant au bord de la mer, elle recommença ses promenades avec « parrain ».

Elles furent longtemps moroses, M. Bouju-Gavart ne se départissant pas de sa réserve. Irritée, elle usa de coquetterie. Elle minaudait, le taquinait, et, s’autorisant de leur différence d’âge, s’asseyait sur ses genoux devant Mme Bouju-Gavart.

Elle n’aurait pu dire le but de ses efforts. Elle profitait de la diversion que le hasard fournissait à son désœuvrement, sans même soupçonner l’inconséquence de ses actes. Le mystère de l’amour l’attirait. Cet homme l’aimait-il vraiment ? Était-elle la source d’ivresses affolantes et d’angoisses cruelles ? Elle l’interrogeait de ses yeux avides. Mais il demeurait impénétrable.

Elle acheta clandestinement un costume de bain. Robert ne lui permettant qu’une espèce de sac très ample, pourvu d’une large jupe, et qui l’emprisonnait des chevilles aux poignets. Et un matin, de bonne heure, elle se baigna devant parrain, moulée dans un maillot noir. L’étoffe collait à la chair comme une seconde peau. Les jambes, les bras, les épaules émergeaient de cette gaine sombre, étincelants de blancheur. Aucune ligne n’était interrompue, aucune forme voilée. Au sortir de l’eau, il voulut la couvrir de son peignoir. Ses mains tremblaient. Il y dut renoncer.

Ils revinrent par la plage, le long de la mer. Et tout de suite il parla :

— Ce n’est pas bien, ce que tu fais, Lucie. Je n’ai rien à t’apprendre, puisque tu sais tout, et pourtant on dirait qu’il t’en faut davantage. Qu’as-tu besoin de mots, quand tous mes actes te révèlent mon secret ? C’est de cela surtout que je souffre, de ton ignorance du mal et de ta méchante envie de le connaître. Eh bien, oui, je suis fou ! Jamais une femme ne m’a remué comme toi, tu me bouleverses, tu m’effrayes…

Encore une fois il se tut. Il lui était impossible d’achever cette monstrueuse déclaration. Lucie fut près de lui crier : « Allez donc, cela m’amuse. » Et elle se serrait contre son compagnon, appuyait sa poitrine sur son bras et le tentait avec la fraîcheur de ses lèvres et de son visage souriant, levé vers lui.

Mais déjà il reprenait, changeant insensiblement la conversation :

— Tu entends, petite, pas une ne m’a remué comme toi. Et cependant j’en ai eu, et de nombreuses, des jolies et des laides, de celles qui se vendent et de celles qui se donnent : j’en ai eu de toutes les classes, de la nôtre et de la plus vile, des dames et des pauvresses — car je les aime toutes, chez toutes il existe quelque chose à aimer, un coin d’âme ou un coin de corps…

Et, détraqué par la secousse qu’il avait subie, il glissa jusqu’aux plus sincères confidences.

Ce fut désormais le fond même de leurs entretiens. Quand ils se trouvaient seuls, Lucie s’exclamait :

— Vite, parrain, une histoire !

Il racontait ses aventures, ses ruses, ses conquêtes, même ses échecs. Il dressait entre ses maîtresses de minutieux parallèles, les soumettait à un concours où entraient en ligne de compte leurs qualités et leurs imperfections, leurs tares et leurs mérites. Souvent exigeant des noms, elle se heurtait à un refus catégorique, et, l’imagination enfiévrée, elle se figurait reconnaître, à certains signes, telle dame de la société.

Ainsi peu à peu, sans intention, il désagrégea le bloc inconsistant de cultes et de respects qu’avaient formé chez Lucie l’austérité de sa mère, son enfance étriquée, sa claustration de jeune fille, son inexpérience de jeune femme subitement implantée dans un milieu supérieur au sien. Ses vénérations naïves s’écroulèrent, ses effrois se modérèrent. Inévitablement elle en vint à l’excès opposé et prit du monde une vision cruelle et factice.

Il lui narrait avec complaisance ses petites canailleries de coureur. Il citait en badinant des vierges séduites, des épouses débauchées, des ménages désunis. Il énumérait ses trahisons et ses férocités. Et elle en arrivait à considérer ces choses comme des faits naturels et fréquents, de glorieux exploits. Chaque jour s’effritait son rigorisme ; chaque jour, ainsi que d’un édifice dont les pierres se disjoignent, se détachait d’elle une croyance ou un préjugé. Des parties de son être moral tombaient en poussière. Sa conscience pourrissait par places.

Cambrant les reins, dressant la tête, la moustache fière, l’ancien commerçant étalait sa dépravation banale sur le ton pédant d’un homme à bonnes fortunes qui daigne professer :

— Les apparences, tout est là. Le monde nous juge, comme le passant juge la maison, d’après la façade. Que notre façade soit propre, peu lui importe le reste. Moi, c’est ma règle. En affaires j’ai été d’une probité scrupuleuse, car, là, le contrôle est aisé. J’ai gagné ma richesse honnêtement, laborieusement, j’ai donné à Mathilde le plus de bonheur possible et à mon fils les moyens de s’instruire. Donc ma tâche est accomplie. Maintenant j’ai un faible, les femmes. Ce faible est répréhensible. Dois-je pour cela le supprimer ? Qui en pâtit ? Personne. Alors pourquoi me priver ? L’essentiel est de jouer serré et de ne pas faire de faux pas.


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