Elle cita des noms qui stupéfièrent son amie. Puis elle ajouta :

— J’ai gardé le meilleur en dernier. Devinez ?… Monsieur ?… M. Bouju-Gavart… oui, le vieux Gavart, je ne puis m’en dépêtrer.

Un mécontentement indéfinissable envahit Mme Chalmin. Cette confidence l’indisposa contre Henriette. Elle prêta plus facilement l’oreille aux méchancetés. À son tour, elle conçut des doutes. Bientôt, sans raison, ces doutes se changèrent en certitudes. Elle la sacrifia.

Dès lors, elle sentit un grand vide. Des paresses l’étendaient sur le divan de son boudoir, les membres veules, l’esprit désœuvré. Jadis la nouveauté de son existence, ses débuts comme maîtresse de maison, plus tard sa grossesse, la santé de son fils, l’amitié d’Henriette, tout cela l’avait occupée ou divertie, à la suite de son mariage. Maintenant, les mêmes plaisirs ne l’attiraient plus, l’enfant se portait bien, et elle n’avait plus d’amie.

Elle se rejeta sur René. Elle le trouva tapageur et peu caressant, plus affectueux avec sa bonne qu’avec elle-même. Une tentative analogue opérée près de Robert ne réussit pas davantage. Son mari la traitait moins en femme qu’en associée. Il la tenait au courant de ses affaires et du placement de sa fortune. Rien de la tendresse primitive ne subsistait.

En son oisiveté, Lucie eut des minutes de clairvoyance où elle se rendit compte de cette métamorphose. Son isolement s’en accrut. Elle s’ennuya.

La vie la décevait. Elle s’attendait à une somme de plaisirs plus considérable. Lesquels ? Elle ne savait pas, mais ils différaient de ceux qui lui étaient octroyés, baisers conjugaux, cris d’enfant, surveillance du ménage, corvées mondaines.

N’y avait-il donc point d’autres amusements et des émotions plus rares et plus aiguës ?

Elle était mariée depuis cinq ans.

IV

Elle parcourut les forêts environnantes, et elle avait des rêves confus et inachevés qu’elle n’aurait su traduire avec des mots précis.

Souvent, elle descendait de voiture et entrait sous bois. C’est dans une de ces promenades qu’elle rencontra son parrain escorté d’une petite ouvrière. Il fut tellement interdit qu’à trois pas de Lucie il tourna court, entraînant sa compagne.

Le lendemain matin, il se présenta boulevard Cauchoise. Mme Chalmin le reçut.

Elle portait un peignoir de flanelle blanche dont elle n’avait pas boutonné la partie supérieure afin de se dégager le cou. Aussitôt, connaissant son point faible, il s’écria, comme émerveillé :

— Dis donc, petite, ton gosse ne t’a pas déformée, toi, tout cela semble avoir encore meilleure tenue qu’autrefois.

Elle fut flattée et lui confia :

— Et vous savez, pas de corset.

— Vrai ? s’écria-t-il, eh bien, tous mes compliments, je n’ai jamais rien vu qui me plût à ce point !

Elle repartit, malicieusement :

— Même la jeune personne d’hier ?

Il devint sérieux et déclara :

— C’est à ce propos, ma chère Lucie, que je t’ai dérangée ce matin. Je ne veux pas que tu attaches plus d’importance qu’il ne faut à une erreur… passagère… un premier entraînement. Surtout, je te recommande la discrétion…

Elle riposta avec un peu d’aigreur :

— Ne craignez rien. Mme Berchon ne le saura pas, je ne la vois plus.

Décontenancé, il avoua bêtement :

— Ah ! elle t’a dit… elle s’est trompée… je n’ai jamais songé…

Il se tut, sentant la vanité de ses excuses, et il la contempla. Elle lui parut embellie. Depuis Saint-Sauveur il la fuyait. Quand le hasard les rapprochait, il évitait le choc de ses yeux, le contact de ses doigts, son odeur, tout ce qui pouvait la rappeler à ses sens. Il avait ainsi étouffé ce germe de passion absurde. Mais à la deviner si souple et si tiède à travers la mince étoffe qui seule l’enveloppait, il se troubla de nouveau.

Gênée par son regard brutal, elle lui dit :

— C’est comme cela que vous vous défendez ?…

Il se glissa près d’elle et, la figure pâle, il bégayait :

— Lucie, je ne veux pas que tu penses trop de mal de moi, je ne veux pas te sembler ridicule… Un vieux qui court les filles, cela te dégoûte, hein ? C’est que tu ne sais rien. Écoute, petite, j’aime une femme, et il faut que je l’oublie, il le faut, je suis si malheureux, et alors j’essaye de me guérir avec d’autres, n’importe laquelle… tu comprends, n’est-ce pas, je l’aime…

Une honte subite l’arrêta, et il eut l’espoir fou qu’elle n’avait pas saisi le sens exact de ses paroles. Un coup d’œil dissipa cette illusion : elle savait, il n’en pouvait douter.

Il partit sans qu’elle répondit à son adieu.

Durant le déjeuner, Robert remarqua la distraction de sa femme. Elle mangeait peu et ne parlait point. Il s’en inquiéta :

— Es-tu malade ?

— Moi, je n’ai rien, fit-elle.

Et elle n’avait rien en effet qu’une lourdeur à la tête et par suite un engourdissement physique de la pensée. Au café, elle gagna son boudoir et s’étendit sur un fauteuil.

C’est alors seulement que son cerveau, excité par la présence de tous les objets avoisinants, se mit à fonctionner. Aussitôt, ces mots lui vinrent à l’esprit : « Je suis aimée. » Donc, elle aussi, comme Henriette, on l’aimait. Elle aussi, valait qu’un homme la désirât et la choisît comme but unique de son existence. Indéfiniment, elle se répétait : « Il m’aime… il m’aime… » sans attribuer à ce « il » la signification qu’il comportait. Ce n’était pas M. Bouju-Gavart qu’elle désignait ainsi, mais un être indéterminé à qui elle inspirait de l’amour.

Et elle éprouva beaucoup de fierté ; appréciée, elle se jugea plus belle. Elle obtenait enfin le complément nécessaire à sa vie.

Le souvenir d’Henriette, condamnée si sévèrement sur de simples présomptions, la cingla d’une petite peur dont la piqûre lui fut agréable. Le monde ne la salirait-il pas avec la même injustice ? La perspective d’une lutte l’emplit d’une énergie fanfaronne. Elle se leva précipitamment, mit son chapeau, et, montant en voiture, dit au cocher :

— À Bon-Secours, pas trop vite en ville.

Le fiacre s’ébranla. Des passants sillonnaient le trottoir. Lucie, triomphante, leur jetait des regards de défi. Mais son tempérament ne la portait pas aux bravades inutiles : dans la côte, sa forfanterie se calma. D’ailleurs, pourquoi la révolte ? Il est si facile d’abuser les autres. Elle sourit en songeant à la crédulité de Robert. Et elle se sentit très forte contre le monde, avec sa dissimulation, avec ses yeux d’ingénue, avec toute sa perfidie de femme. Ainsi engagée la victoire lui resterait.

Puis, soudain, elle s’aperçut de la niaiserie de ses projets. Était-elle coupable ? Pouvait-on lui faire un crime de cette vague déclaration qu’elle n’avait même pas provoquée ? L’entière responsabilité en incombait à M. Bouju-Gavart.

Cette pensée la ramena vers lui, et elle revit distinctement celui qui l’aimait. Elle repoussa sans peine l’idée fâcheuse de sa vieillesse, redevant trop de gratitude à l’amoureux pour le punir de ce défaut, et l’homme lui étant trop indifférent pour qu’elle se souciât de son âge. Mais sa dépravation l’indignait.

Depuis leur rencontre dans la forêt, un étonnement persistait en elle. L’inconduite de son parrain choquait sa manière de juger les choses et les personnes. « S’il agit de cette façon, se disait-elle, d’autres agissent de même, d’autres sont adultères. » Elle prononçait tout haut : « Adultère… adultère… » comme si elle eût voulu se familiariser avec ce mot jadis si terrifiant. L’infidélité lui sembla un fait constant, normal, et, examinant un à un les hommes et les femmes qu’elle connaissait, elle les soupçonna tous de trahison.

La voiture avait traversé Bon-Secours et contournait le Mont-Gargan. On longea sur la droite, accroché au flanc de la colline, un bois touffu que ceignait une haie éventrée de place en place. Un couple profita d’une brèche et s’enfonça sous les arbres. Lucie le suivit des yeux. Et il lui vint la vision rapide d’autres couples, innombrables, qui se perdaient ainsi dans des sentiers poétiques, ou se retrouvaient en tremblant dans le mystère d’une chambre. Sa visite furtive à Henriette, et les sensations éveillées par cette escapade, ressuscitèrent en elle. Puis son rêve devenant moins net, elle distingua confusément une femme et un homme, enlacés, qui s’en allaient entre deux épaisseurs de feuillages, vers une éclaircie lointaine où brillait du soleil. Et cette femme avait ses propres traits et sa démarche. Et elle perçut des sons d’amour que murmurait la voix timide de l’homme, dont les joues étaient mouillées de larmes.


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