Cependant le petit être s’agitait en elle. Aux premiers coups de pied, elle le détesta. N’était-il point cause de son mal ? Puis peu à peu quand elle distingua les battements du cœur, des choses nouvelles surgirent de son âme, de son âme de créatrice. Elle se mit à penser doucement à ce morceau de vie qui se dégageait de sa propre vie. Des rêves délicieux la consolèrent de sa peine. Des gestes vagues de bras inhabiles, des essais de sourire, des balbutiements drôles, hantèrent ses songeries. Toute sa tendresse allait vers celui qui devait naître.

La délivrance eut lieu au mois d’octobre. Ce fut un fils.

Ils l’appelèrent René.

III

L’enfant, de santé chancelante, vécut grâce à l’énergie de sa mère. Dix-huit mois s’écoulèrent qu’elle lui consacra entièrement. Obligée de renvoyer une première nourrice qui manquait de lait, elle en engagea une autre dont l’indolence faillit souvent nuire au petit. Durant des semaines, elle dut se relever deux et trois fois la nuit, tirer cette femme de son sommeil, et lui tendre l’enfant, trop faible pour réclamer le sein.

Elle veillait à tout. Chaque matin elle pesait le bébé et inscrivait sur un carnet l’augmentation de poids, ou même la diminution. Ce dernier cas, heureusement rare, la désespérait. Également, elle le pesait avant et après chaque tétée et vérifiait ainsi ce qu’il absorbait.

Peut-être apportait-elle à ces détails un peu d’ostentation. Son instinct la poussait à exagérer son rôle, afin de provoquer les éloges que méritent l’abnégation et la persévérance. Mais aussi sa maternité s’exaspérait dans cette lutte contre la grande ennemie. Une imprudence pouvait tout compromettre. Cette menace continue la tenait en haleine.

Quand le petit devint de tempérament plus résistant, la passion de la mère, moins fréquemment à l’épreuve, se modéra. Elle eut la chance de découvrir une bonne dévouée. Dès lors, sa vigilance put se relâcher. Son cerveau ne se concentra plus sur un unique souci. Une à une, des pensées étrangères l’envahirent.

Il ne s’effectua pas de rapprochement entre elle et son mari. Durant cette longue période où des soins particuliers les avaient distraits de leur affection, une fissure imperceptible s’était produite par où leur intimité perdait son charme.

L’admiration de Lucie pour la faconde de son mari n’avait reçu nulle atteinte. L’attachement de Chalmin ne diminuait pas. Mais le temps désenlaçait leurs âmes que jamais, d’ailleurs, un amour fort n’avait unies bien étroitement. Après ces deux grossesses où leurs lèvres s’étaient déshabituées des baisers éperdus, ils n’éprouvaient pas cette crise de désirs qui jette souvent les jeunes époux aux bras l’un de l’autre. Ils espacèrent leurs caresses. Somme toute, il n’y eut ni querelle, ni aigreur, aucun symptôme qui les avertît de ce nouvel état de choses, rien que la transformation lente et inévitable que subissent les sentiments les plus fermes.

Excédée de solitude, Lucie renoua ses relations mondaines. Une recrudescence de sympathie la rapprocha de Mme Berchon. Comme elle, Henriette avait accouché d’un fils. Mais l’enfant, de santé robuste, n’avait pas occasionné les mêmes tourments, ni privé sa mère d’une seule distraction.

Lucie s’intéressa beaucoup aux différents potins qui circulaient en ville. Son amie, désireuse de paraître au courant, en fabriquait avec de vagues paroles recueillies çà et là. Ces révélations ébranlèrent le respect que Mme Chalmin portait à la haute société de Rouen, et elle dut retirer son estime à quelques dames convaincues de fautes impardonnables. Leurs mœurs l’indignaient. Dans la rue elle évita de les saluer. Elle en causait d’un ton méprisant qui ravissait Robert.

— Quelle nature droite et honnête, se disait-il en l’écoutant.

Une fois, elle demanda à Mme Berchon :

— Qui donc peut vous renseigner ?

Embarrassée Henriette répondit :

— Un camarade de mon mari, M. Guéraume…, un monsieur charmant…, il vient nous voir après déjeuner… et souvent mon mari nous laisse seuls.

Elle rougit, puis lâcha d’un air triomphant :

— Il me fait la cour !

Lucie tressauta. Ses yeux s’agrandirent. Elle dévisageait son amie comme si quelque miracle subit eût changé ces traits, ce front, cette bouche qui riait, ces dents qui brillaient, toute cette jolie créature, gracieuse et provocante. Mais une vive curiosité la brûlait et elle prononça :

— Alors, il vous aime ? il vous l’a dit ?

Henriette repartit :

— Il ne me l’a pas dit… tout à fait… seulement il y a des signes auxquels on ne se trompe pas…

— Lesquels interrogea Lucie avidement.

Son amie la couvrit d’un regard de pitié, et, avec une nuance de dédain dans la voix :

— Mais des signes infaillibles, des yeux mourants, des soupirs, des allusions délicates. Une vraie femme devine les déclarations muettes, elle apprécie même l’hommage du silence que garde l’amoureux.

— Comme ce doit être amusant ! s’écria Lucie.

Quelque temps après, elle surprit Mme Berchon en corset. Elle la complimenta :

— Vous êtes vraiment bien faite.

L’autre, flattée, répondit : « Pas si bien que vous », et insinua, en riant : « Si nous comparions ? »

Lucie défit son vêtement et sa robe. Et les deux jeunes femmes, en jupon, les bras et le cou nus, prirent des attitudes devant la glace. Des accès de gaieté secouaient leurs épaules. Elles jetaient de petits cris. Ce jeu les divertissait comme un plaisir défendu.

Mais du coin de l’œil elles s’observaient avec l’attention implacable de deux rivales. Nulle défectuosité ne leur échappait. Nulle beauté n’était louée sans réserve. Chacune d’elles s’arrogea la victoire.

Henriette s’écria :

— Il faudrait un juge pour décerner la palme !

Un frisson les parcourut à cette perspective d’un homme qui les examinerait ainsi. Toute confuse, Mme Chalmin se rhabilla.

Elles ne se quittèrent plus. Malgré la recommandation de son mari, Lucie accompagnait Henriette dans ses courses. Elles se confiaient leurs pensées secrètes.

Au mois de juillet, l’état général de Mme Bouju-Gavart laissant à désirer, son mari, sur le conseil des médecins, résolut de la conduire dans les Pyrénées. On leur recommanda Saint-Sauveur comme un endroit calme et pittoresque.

Ils supplièrent Chalmin de leur confier Lucie. Le grand air ne pouvait que fortifier l’enfant. Cette raison décida Robert. Lui-même du reste rejoindrait sa femme au bout d’une quinzaine. La séparation se fit sans déchirement.

Ce voyage inattendu ravit Lucie. Souvent fatiguée, Mme Bouju-Gavart pressait son mari d’emmener la jeune femme, et ils erraient ensemble, à l’aventure, avec une sensation de liberté qui les grisait. Les joues roses, les yeux animés, ses fossettes bien dessinées, Lucie marchait allègrement, la poitrine large ouverte à la brise des montagnes. Son compagnon s’essoufflait à la suivre.

Un matin, munis de provisions, ils partirent seuls pour Cauterets. Quatre biques, maigres et nerveuses, brûlèrent la route et escaladèrent rapidement les dix kilomètres de montée. Ils se taisaient, la langue paresseuse, le regard et l’oreille sollicités de droite et de gauche. Au fond de l’abîme, le Gave bouillonnait ; sur le flanc des monts, des sources d’argent dégringolaient, s’évanouissaient, rejaillissaient en cascades, puis s’éparpillaient comme un réseau de veines, se perdaient encore parmi des éboulements de cailloux. Le chemin, creusé à même le roc, côtoyait le précipice, et les fers des chevaux retentissaient sur la route sonore.

À Cauterets, ils louèrent un guide et des ânes et se rendirent au Pont-d’Espagne. Là, ils contemplèrent sous eux la chute du torrent dont l’écume leur piquait la peau et où se jouaient, dans la poudre irisée, des tronçons d’arc-en-ciel.


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