Mais des gouttes d’eau tombèrent, et ils durent se réfugier dans une sorte d’auberge malpropre. On leur donna une petite salle. Ils y déballèrent leurs provisions.
Elles étaient copieuses et les vins d’excellente qualité. Lucie, surexcitée par l’imprévu de ce repas, mangea de bon appétit et but en conséquence. Elle bavardait à tort et à travers, s’interrompait au milieu d’une phrase, et attrapait au vol une idée baroque qu’elle énonçait à moitié. Quelques gorgées de Champagne l’achevèrent. Elle se mit à rire à grands éclats. Elle divaguait, la parole difficile. Ses bras gesticulaient. M. Bouju-Gavart s’assit auprès d’elle, et soudain elle s’abattit sur sa poitrine en sanglotant.
Affolé, il la serra contre lui :
— Si tu savais… si je pouvais te dire…
Elle lova ses paupières lourdes, tenta faiblement de se dégager, et très bas : « Quoi ? si je savais quoi ? » fit-elle, et elle s’assoupit.
Il l’examina longtemps, sans bouger, le cerveau trouble. Elle respirait à peine. Sa gorge s’enflait et s’abaissait d’un mouvement lent et régulier. Il eut envie d’y porter la main. Mais l’haleine fraîche de Lucie lui caressait le visage, et tout son désir se concentra sur cette bouche tentante, à demi ouverte. Alors, brusquement, ses lèvres s’y ruèrent.
Ce contact le bouleversa. Il eut peur. Doucement, il écarta la jeune femme et attendit. En se réveillant, elle le fixa de ses yeux d’ingénue, de ses yeux clairs qui ne se souvenaient de rien :
— J’ai dormi beaucoup, n’est-ce pas ? dit-elle.
Ce regard calme le navra, car il se prévalait déjà de l’abandon de Lucie comme d’une première victoire.
Le lendemain, Robert arrivait. De ce jour, sans aucun motif, sans qu’elle s’aperçût de son revirement, elle changea ses manières avec « parrain ». Elle devint taquine, agressive, méchante. Le malheureux en perdait la tête.
La veille du départ, elle lui lança :
— Il ne vous a pas réussi, le traitement, vous êtes cadavérique.
Il lui saisit le bras et, d’une voix humble :
— Je t’en prie, petite, sois bonne.
Ce ton l’émut, mais elle se demanda pourquoi il avait l’air triste.
Les Chalmin passèrent une partie de l’automne à Croisset. Prudemment, M. Bouju-Gavart n’y fit que de brefs séjours. Ses absences déroutaient Lucie. Réduite à Mme Bouju-Gavart et à Robert, elle trouvait leur société peu récréative. Les journées se traînaient. Nul incident n’en coupait la longueur. L’unique ressource consistait en deux promenades, l’une à pied le long de la Seine, l’autre en voiture du côté de la forêt de Roumare.
Mais les soirées surtout n’en finissaient pas. On y jouait au bésigue, plaisir qui la laissait froide. À peine montée, elle éclatait sous un prétexte quelconque, ou bien, boudeuse, ne desserrait pas les dents, se couchait et tournait le dos à son mari.
Elle revint chez elle, déterminée à secouer sa torpeur. La gaieté et l’insouciance d’Henriette lui parurent un remède salutaire. Le surlendemain, les malles défaites, l’appartement en ordre, elle s’apprêta. Mais, au bas de l’escalier, Chalmin, qui semblait l’attendre, lui dit :
— Je voudrais te parler.
Il ouvrit la porte du salon, lui offrit un siège, s’assit, croisa ses hautes jambes l’une sur l’autre et ses mains sur ses genoux. Il se servait de mouvements solennels. La gravité de ces préludes inquiéta la jeune femme. Il articula :
— J’ai un reproche à t’adresser, Lucie, et je te le dirai franchement, parce que c’est le seul moyen d’éviter des malentendus fâcheux. Voici la chose : je t’ai souvent priée de ne pas sortir avec Mme Berchon, or tu n’as pas tenu compte de tes promesses, on t’a vue maintes fois en sa compagnie.
Elle sentit l’inutilité d’un mensonge et, feignant de chercher au fond de sa mémoire :
— Oui, ça se peut… le hasard des rencontres…
Indifférent à ces explications, il formula d’une voix plus haute :
— Eh bien ! ma chère amie, il ne faut pas que ça se renouvelle : Mme Berchon a un amant.
Elle eut un geste de révolte :
— Henriette… un amant !
Il continua :
— Je m’exprime mal. J’aurais dû dire : Mme Berchon passe pour avoir un amant. Qu’elle en ait un ou non, là n’est pas la question. Je ne veux pas discuter la moralité de cette dame, j’admettrai même son innocence. Toujours est-il qu’elle passe pour avoir un amant.
Il répétait cette phrase en scandant chaque syllabe avec une précision agaçante. Elle lança d’une voix aigre :
— Et tu as des preuves de cette infamie ?
Il parut très étonné, et il continua doucement :
— Je vois que nous ne nous entendons pas, ma chérie. Il ne s’agit nullement de la vie privée d’Henriette, mais des potins auxquels prête sa tenue extérieure. Et de ces potins j’ai des preuves malheureusement trop nombreuses.
— Lesquelles ? exigea Lucie.
Il repartit, un peu irrité :
— Lesquelles ? celles que me fournit à tout instant la rumeur publique. Je ne puis aborder quelqu’un sans que l’on s’écrie : « Vous savez, Mme Berchon est au mieux avec M. Guéraume, on les rencontre ensemble à tous les coins de rue. »
— Qui, on ?
— Mais tout le monde, notre entourage, les fournisseurs, le premier venu ; c’est la fable de la ville.
Et comme Lucie protestait, Robert déclara d’un ton sec :
— Enfin, ma chère, voici ma conclusion ; il ne me convient pas qu’on dise de ma femme : « C’est l’amie de Mme Berchon. » Si tu veux m’être agréable, tu couperas court à une intimité dont ta réputation pourrait souffrir.
Lucie garda rancune à Robert de sa propre imprudence. Cela la vexait qu’il l’eût prise en faute et lui inspirait le désir d’actes analogues, qu’elle saurait, cette fois, mieux dissimuler.
Le monde, lui, se laisserait duper moins aisément. Elle le redoutait déjà comme une sorte d’être vivant aux yeux innombrables. Il est sans cesse à l’affût. C’est un justicier inflexible qui condamne toujours ceux qu’il accuse lui-même. Mais dès lors la terreur de Lucie s’accrut. Il suspectait donc tout, qu’il dénonçait les inoffensives promenades de deux amies ? Rien ne l’arrêtait, qu’il déshonorait une femme sur la foi d’apparences menteuses ?
Elle croyait invinciblement à l’honnêteté d’Henriette. Pourtant elle dut elle-même avouer que son mari n’avait point apporté d’acrimonie dans ses attaques. C’était contre l’infortunée un déchaînement furieux de racontars. Des salons se fermaient devant elle. On ne lui rendait pas ses visites.
Cette sorte d’excommunication apitoya Lucie, et, avisant Henriette un matin, elle eut un élan généreux mêlé de curiosité, courut vers elle et lui dit, à bout d’haleine :
— J’irai vous voir tantôt…
Puis elle se sauva, laissant l’autre atterrée.
L’après-midi, un voile épais sur la figure, une pelisse noire et flottante lui cachant la taille, elle choisit les rues les moins fréquentées. Elle rasait les murs, regardait à ses pieds, et tâchait de s’imposer des allures banales et indifférentes.
« J’ai l’air d’aller à un rendez-vous », se disait-elle. Et l’idée qu’on l’en soupçonnait peut-être, lui causait un effroi plein de charme.
Il fallait se disculper vis-à-vis d’Henriette. Cela lui arracha un mouvement de franchise. Elle mit en avant l’interdiction de Robert, la traitant de maladroite et d’absurde. C’était la première fois qu’elle jugeait la conduite de son mari. Cette indépendance lui plut. Et pour la bien marquer, elle le critiqua directement à l’aide d’épithètes malséantes.
Mais se souvenant du but de sa visite, elle aborda la question des potins :
— Voyons, qu’y a-t-il de fondé dans toutes ces médisances ? Un peu de légèreté ?
Mme Berchon éclata de rire :
— Mais rien, ma chère, c’est ce qu’il y a de plus comique. Si vous saviez comme c’est drôle de voir toutes ces bouches pincées, les torticolis de ces dames pour ne pas me voir, les coups d’œil furibonds dont les plus hardies me foudroient, le geste de protection effarée dont les mères couvrent leurs filles quand je les frôle de trop près. Et les hommes donc, maintenant qu’ils me croient perdue, j’en ramène toujours un ou deux comme gardes du corps. J’en pourrais nommer, des gens que j’ai rembarrés !