Mais pour en arriver là, il a fallu un changement profond. Dans ses débuts, la social-démocratie se donnait pour ambition le renversement de la société capitaliste, pour moyen essentiel l'appropriation collective des moyens de production et d'échange, pour règle le refus de tout compromis avec la "bourgeoisie"
En professant ces doctrines radicales, elle semblait disposée à tomber dans ce qui allait devenir les errements du communisme : prendre l'appareil de l'État bourgeois, le retourner contre la bourgeoisie, car seule la puissance de l'État peut réaliser le projet de justice sociale.
Cette conception, très tôt défendue par un Lassalle et tout aussi tôt rejetée par Marx lui-même, l'a pourtant emporté. La chose s'est produite au début du siècle lorsque, dans les discussions du congrès socialiste allemand, un nommé Kautsky a vaincu un certain Bernstein. Tout ce que ce dernier avait pressenti et écrit, sur la montée des employés, sur l'ouverture sociale du capitalisme et sur bien d'autres choses encore, aurait pu éviter ce socialisme qui ne croit qu'à l'État et dont la version la plus dévoyée aboutit au stalinisme.
L'Histoire a des accidents dramatiques et aux effets durables. La dynastie des Lassalle, Lénine, Staline, Mao Tsé-toung, et quelques autres, oblige tout socialiste à examiner ce passé, sans complaisance. Au cœur de la question de la justice sociale surgit alors celle de l'État.
Dans le même temps le socialisme dans l'Europe latine, incapable, faute d'une réelle puissance sociologique, de prendre le pouvoir ou de l'exercer durablement, s'est aigri dans la critique des autres et dans l'envie : de là une connotation péjorative donnée à la social-démocratie, dont les « compromis de classe » étaient perçus, quels qu'en fussent les profits pour la classe ouvrière, comme autant de trahisons de « la grande tradition socialiste » qu'on préférait stérile plutôt qu'impure.
Depuis, mais c'est encore récent, les socialistes de l'Europe du Sud ont dû faire leur mutation. Les Français peu après leur arrivée au pouvoir, les Espagnols juste avant, ont découvert que l'État n'était pas et ne pouvait pas être l'instrument exclusif de la transformation sociale. Il ne peut donner que ce qu'il a : la loi, le règlement, la police, et cela ne peut suffire.
Aujourd'hui, le socialisme est revenu de ses erreurs, mais sans qu'il puisse trouver dans la social-démocratie une solution alternative. Elle-même est en crise. L'État-providence n'est possible que dans une société prospère. Les nôtres ne le sont plus assez. Le compromis entre grands appareils n'est possible qu'à condition qu'ils existent et fonctionnent. Ce n'est pas ou plus le cas.
38. Valeurs du socialisme.
Quant aux valeurs, elles nous sont une boussole. Elles indiquent la destination, aussi surement qu'elles montrent les directions que l'on doit refuser de prendre. Sept valeurs paraissent s'imposer.
La première est évidemment la liberté, à condition qu'on en respecte toutes les implications, à la définition qu'en donne la Déclaration des droits de l'homme de 1789 : elle «consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui». Cela suppose, quand il est nécessaire, l'existence d'un droit et son respect par tous, tant l'ordre est la matrice de la liberté, y compris dans le domaine économique. La liberté est aussi celle du consommateur: la reconnaissance du marché en est partie intégrante.
La deuxième est la démocratie. Elle soumet tout pouvoir à l'épreuve de sa légitimité, s'applique au politique mais pénètre aujourd'hui également dans le champ social et le champ économique, suppose la justice sans laquelle elle demeurerait formelle, le pluralisme, qui en est l'application la plus directe, et la laicité, qui la rend acceptable à tous. L'entreprise est aujourd'hui le lieu le plus évident des avancées nécessaires de la démocratie. Qu'il s'agisse de l'information interne, du droit d'expression des travailleurs, de la diffusion des responsabilités, de la gestion de la formation comme de la participation aux décisions et aux résultats, le champ est immense et la négociation collective le moyen préférentiel.
La troisième est la solidarité, car si l'individu reste la finalité d'une civilisation, il ne s'agit pas d'un individu isolé, mais d'un individu engagé dans l'aventure collective de l'humanité, qui interdit qu'on laisse sur le bord de la route ceux que la nature ou la vie économique a frappés de handicap.
La quatrième est l'autonomie, avec son corollaire, la responsabilité. Chacun, nation, groupe, individu, doit pouvoir prendre en main son avenir, tenir compte de l'existence des autres, mais ne pas accepter que d'autres dictent sa conduite. Chacun est alors responsable de ce qu'il fait ou ne fait pas, tient entre ses mains les clés de son futur. Autonome et responsable, il ne doit pas se laisser dominer par autrui, mais autonome et responsable, il ne doit pas non plus attendre d'autrui la solu tion de tout problème. L'expérience montre que cette référence d'éthique sociale est aussi un principe d'efficacité. Le développement économique est à ce prix, car l'autonomie concerne aussi l'entreprise.
La cinquième est la primauté du droit. Ce qui semble une évidence dans la vie courante, et figure depuis longtemps dans nos constitutions, est beaucoup moins clairement reconnu dans la vie économique. Le développement du monde est entravé aujourd'hui par la volatilité des monnaies, des prix des matières premières, des taux d'intéret, et par la rentabilité bien supérieure du placement financier par rapport à l'investissement productif. А tout cela qui nous menace, il faudra mettre bon ordre. Seules des règles y parviendront, c'est-à-dire un droit. Affirmer leur légitimité, quand le libéralisme la nie, c'est une référence fondamentale du socialisme moderne.
La sixième touche le rapport entre l'homme et la technique et postule que sont seuls acceptables les usages des techniques qui n'asservissent pas l'homme. C'est aussi vrai dans nos pays développés, soucieux de se débarrasser du taylorisme comme de protéger les libertés devant les investigations informatiques, que ce l'est dans le Tiers Monde, souvent victime de techniques imposées par d'autres, qui ont bloqué son essor et accru sa dépendance. C'est vrai encore, pour la planète entière, de la défense de notre environnement. C'est principalement au service de cette qualité de la relation entre l'homme et la technique que le Plan trouve toute sa nécessité et prend tout son sens.
La septième, enfin, est la priorité donnée à la recherche de la paix. Dans les incertitudes d'aujourd'hui, cette direction-là est largement la clé des autres.
39. Sida. Le droit des malades à demeurer libres et dignes. Le droit des autres à être préservés du terrible fléau. Ce sont ces droits apparemment contradictoires qu'il nous faut concilier, le premier au nom de nos valeurs partagées, le second au nom d'une évidence légitime. Mais un tel combat est malaisé, et certainement pas de ceux qui se gagnent seulement par des réglementations. Appel à la responsabilité, donc, incitation au dépistage, d'autant plus efficace qu'il est volontaire, information sur la prévention, d'autant mieux prise en compte qu'elle n'est pas moralisante. Certains ont posé le problème des sanctions pour ceux dont l'irresponsabilité causerait des dommages. Notre Code civil traite admirablement de la responsabilité et en renvoie l'appréciation et la compensation à la Justice. Cela doit suffire.
Pour le reste, c'est naturellement vers la recherche qu'il nous faut nous tourner. Elle aura d'autant plus de chances de gagner la course contre la montre de la pandémie que nous la soutiendrons activement. Après les victoires successives remportées sur les fléaux qui avaient décimé l'humanité pendant des siècles — peste, syphilis, variole, tuberculose, microbes divers —, nous nous sommes crus un peu rapidement prémunis contre ces maladies d'agression. On en a alors découvert d'autres — cancer, affections cardio-vasculaires, dépressions nerveuses... Mais avec le Sida, voici revenu le temps des grandes épidémies, ou au moins de leur spectre.