Quant à la diversification, elle part du principe que traiter tout le monde de la même manière revient à ne bien traiter qu'une minorité et à n'orienter les autres que par l'échec. C'est Marguerite Yourcenar qui, après d'autres mais mieux qu'eux, observe que « notre grande erreur est d'essayer d'obtenir de chacun en particulier les vertus qu'il n'a pas et de négliger celles qu'il possède ».
Donner à l'école un nouvel élan est au-delà des forces de l'État seul. Il ne peut y aider qu'en faisant appel à toutes les initiatives et, puisqu'il revient au système de former des adultes responsables, le moins qu'on puisse demander est que ceux qui l'animent soient eux-mêmes traités en responsables. Cela exige de poursuivre rapidement deux objectifs complémentaires : la transparence et l'autonomie contractuelle.
43. Justice. Cest d'abord un service public.
Sous une forme aussi crue, l'affirmation choquerait presque tant elle fait peu de cas de la majesté lourde dont on aime entourer l'appareil judiciaire. Même les plus modernes de nos palais de justice se plaisent à suggérer ce caractère auguste et donnent une idée assez fausse du quotidien de la vie judiciaire.
Or s'il est vrai que le procès pénal, par ce qu'il met en cause de liberté et de coercition, est naturellement impressionnant jusque dans ses symboles, il ne doit pas faire oublier que la Justice consiste aussi à prononcer des divorces, régler des litiges pécuniaires entre personnes privées, trancher des conflits du travail, statuer sur des difficultés d'entreprises ou encore départager administrés et administration.
Hors le champ répressif, elle n'est plus l'instrument de la société contre ceux qui en ont troublé l'ordre et méconnu les lois. Elle est le lieu où, à la demande des parties, on dit le droit, avec un souci légitime de préserver l'équité.
Or ces diverses missions sont aujourd'hui assurées dans des conditions souvent déplorables, qui signifient encombrement, lenteur, difficultés d'accès.
Pourquoi les coûts n'en sont-ils pas plus transparents ? On n'est pas certain que publier des barèmes indicatifs sur les honoraires des avocats dans les procédures les plus courantes attenterait au caractère libéral de cette profession. Еn revanche, cela contribuerait à améliorer les relations entre les justiciables et les prétoires. De même, sans doute, cela contribuerait-il à développer l'habitude, salutaire si elle n'est pas excessive, qui conduit à consulter fréquemment les avocats avant de prendre des décisions, de signer des contrats, plutôt que de ne les solliciter qu'après, parce que ont surgi des difficultés qu'on n'a pas pris les moyens de prévenir.
Pourquoi le recours au juge est-il à la fois si sélectif et si fréquent ? Sélectif dans la mesure où, malgré l'aide judiciaire, sont souvent exclus du système ceux qui en auraient le plus besoin ; fréquent comme l'atteste l'encombrement des tribunaux. Le soin de régler de nombreux contentieux, quantitativement envahissants et qualitativement répétitifs, pourrait probablement être confié à d'autres institutions (commission bancaire pour la police des chèques, commission des assurances pour les accidents, par exemple), à condition, naturellement, que subsiste toujours la ressource d'en appeler à la Justice.
Pourquoi la magistrature donne-t-elle l'image d'une profession refermée sur elle-même ? Autant son indépendance doit être préservée, autant il est d'autres moyens pour cela que l'enfermer dans une forme de ghetto. La mobilité sociale n'a pas de frontières étanches, et de même que l'on voit de bons praticiens d'une autre profession devenir d'excellents magistrats, on verrait sans doute d'excellents magistrats devenir meilleurs encore après une expérience différente, pendant quelque temps, dans d'autres fonctions.
Pourquoi les juridictions administratives sont-elles à ce point lentes qu'on parle dans ce domaine de dénis de justice ? Pour y porter remède, on envisagerait dans chaque département une forme de juge de paix, dont les décisions relèveraient en appel du Tribunal administratif, et du Conseil d'État en cassation seulement. Pour certains types de contentieux, ce pourrait être une réponse adaptée.
Voilà quelques questions — celles que poserait tout profane — et quelques ébauches de réponses — de celles en tout cas qui pourraient être soumises à discussion. Seul compte le fait qu'avoir donné à ce service public le beau nom de Justice on fait peser sur lui, et donc sur ceux qui en ont la charge, une obligation particulièrement exigeante.
44. Lois. Plus de cent sont votées chaque année. On a quelque peine à croire que toutes soient nécessaires. En fait, à y regarder de plus près, plusieurs causes se conjuguent qui font qu'on légifère trop et mal. Première cause : les ministres considèrent souvent la loi comme un indice de leur activité et de son succès. Le bon ministre est alors celui qui attache son nom à un texte et le fait adopter. Le contenu compte moins que le contenant et c'est ainsi que naissent ces textes pervertis — M. Foyer les a appelés «neutrons législatifs» car ils ont une « charge juridique nulle » — qui ne posent aucune norme, ne créent aucun droit, mais se bornent à affirmer des objectifs plus ou moins réalistes.
Deuxième cause : les ministres sont gens pressés qui croient normal que leurs textes, amoureusement concoctés dans le secret des administrations, soient adoptés en quelques brèves semaines. Faute de prendre le temps réellement nécessaire, la qualité technique est discutable, ce qui impose ensuite de revenir devant le Parlement pour rectifier les erreurs commises. Et bien heureux encore quand l'excès de précipitation ne conduit pas l'opposition à y réagir par l'obstruction !
Troisième cause : les ministres ont fait des choix qu'ils entendent imposer. L'arsenal constitutionnel et l'existence d'une majorité leur en donnent généralement les moyens. Mais, en retour, les lois changent avec les majorités ; la nouvelle s'empresse de défaire ce que l'ancienne avait fait contre elle, et les lois de s'ajouter aux lois.
Trois causes principales, donc, qui toutes tiennent au gouvernement. C'est pourquoi les remèdes sont là aussi. Sans méconnaître qu'il est des cas où il faut aller vite, il faut savoir deux choses : d'une part, pour rendre tous les services à sa portée — et ils sont fort nombreux —, le Parlement a besoin d'un minimum de temps ; d'autre part, des projets de loi sur lesquels on pourrait véritablement discuter, négocier, seraient tolérables pour tous et, de ce fait, durables.
Lorsque Gaston Defferre a mis en œuvre la décentralisation, son projet a été préparé en dix jours dans son ministère, puis discuté pendant huit mois au Parlement. L'échange a été réel, l'apport de l'opposition constructif, et nul ne propose de revenir sur ce qui a été fait. Lorsqu'on a fallu légiférer sur l'enseignement agricole, on a négocié pendant très longtemps avec toutes les parties prenantes, on a constamment associé les parlementaires à ces travaux. Le résultat en fut deux lois adoptées à l'unanimité des deux assemblées, au moment même où par ailleurs se développait la querelle scolaire. Ces lois étaient de compromis. À trop vouloir faire de la loi l'expression d'une volonté majoritaire, on perd de vue qu'elle doit être l'expression de la volonté générale.
45. Presse. Cela fait si longtemps qu'on la dit moribonde qu'on peut presque s'étonner que des journaux paraissent encore. La presse d'opinion est condamnée, clamait-on naguère. S'il est vrai que la presse de partis ne représente plus grand-chose, on n'a cependant pas le sentiment, à la lecture des journaux, qu'ils soient tous politiquement neutres et idéologiquement opaques.
L'image va tuer l'écrit, dit-on aujourd'hui. Là encore, on ne peux qu'être sceptique. Qu'il y ait concurrence et qu'elle soit rude, comment le nier ? Mais de là à craindre que le développement de la télévison menace véritablement l'imprimé, il y a, dans le catastrophisme, un pas qu'on répugne à franchir.