— Si tu préfères, trancha Rampa, trop inquiet pour se perdre en arguties.

— Y a-t-il un autre moyen de le localiser ? »

Rampa haussa les épaules. « Tu m’en demandes trop. Quelle expérience crois-tu que j’ai en ce domaine ? L’Apocalypse ne se produit qu’une fois, tu sais ? On ne te donne pas l’occasion de recommencer jusqu’à ce que tout se passe comme prévu. »

L’ange regardait défiler les haies.

« Tout semble si paisible. Comment crois-tu que ça va se dérouler ?

— Eh bien, l’extinction thermonucléaire a toujours été très en faveur. Mais je dois reconnaître que les Grands sont très polis entre eux, ces derniers temps.

— Une collision avec un astéroïde ? C’est très coté, actuellement, à ce que je me suis laissé dire. Un choc dans l’océan Indien, un énorme nuage de poussière et de vapeur d’eau, et adieu aux formes de vie évoluées.

— Fichtre, fit Rampa, en prenant bien soin de rester au-dessus de la limitation de vitesse. Il n’y a pas de petits profits.

— C’est difficile à concevoir, non ? compléta Aziraphale sur un ton lugubre.

— Toutes les formes de vie supérieures balayées d’un seul coup de faux, comme ça.

— Horrible.

— Il ne restera que de la poussière et des intégristes.

— C’est une méchanceté gratuite, cette remarque.

— Désolé, je n’ai pas pu résister. »

Ils regardèrent la route.

« Un terroriste, peut-êtrec ? commença Aziraphale.

— Pas chez nous.

— Chez nous non plus. Encore que les nôtres soient des résistants, évidemment.

— Bon, écoute, fit Rampa en abandonnant le caoutchouc brûlant de ses pneus sur la bretelle de Tadfield. Jouons cartes sur table. Je te dis les miens si tu me dis les tiens.

— D'accord. Tu commences.

— Ah, non ! Toi d’abord.

— Mais tu es un démon.

— Oui, mais un démon de parole, j’ose l’espérer. »

Aziraphale nomma cinq leaders politiques. Rampa en cita six. Trois noms apparaissaient sur les deux listes.

« Tu vois, fit Rampa. Je l’ai toujours dit : de rusés salopiots, ces humains. On ne peut pas leur faire confiance une seconde.

— Mais je ne crois pas qu’aucun des nôtres ait de grands plans en train. Rien que des petites actions politiques terroc euh, de revendication, corrigea-t-il.

— Ah, soupira Rampa avec amertume, tu veux dire : pas de meurtres bon marché, rien de fabriqué en série ? Uniquement des services personnalisés, avec balles ciselées une par une à la main par des artisans raffinés ? »

Aziraphale refusa de répliquer. « Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

— On va essayer d’aller dormir.

— Tu n’as pas besoin de dormir. Moi non plus d’ailleurs. Le Mal ne dort jamais et le Bien est toujours sur le qui-vive.

— Le Mal en général, c’est possible. Mais le cas particulier qui te parle a pris l’habitude de piquer un petit roupillon de temps en temps. » Il regarda la lumière des phares. L’heure viendrait bientôt où il ne serait plus question de dormir. Quand ceux d'En Bas découvriraient qu’il avait, lui, personnellement, égaré l’Antéchrist, ils allaient probablement faire rechercher l’intégralité des rapports qu’il avait transmis sur l’Inquisition et les mettre en application sur sa personne, d’abord un par un, puis tous à la fois.

Il farfouilla dans la boîte à gants, tomba sur une cassette non identifiée et l’inséra dans le lecteur. Un peu de musique allaitc

Bee-elzebub has a devil put aside for me, for mec

Belzébuth a mis un démon de côté pour moi, pour moi.

« Pour moi, oui », murmura Rampa. Son visage fut momentanément dénué d’expression. Puis il poussa un cri étranglé et éteignit le lecteur d’un geste spasmodique.

« Bien sûr, on pourrait demander à un humain de le chercher, fit Aziraphale en pleine réflexion.

— Quoi ? demanda Rampa, distrait.

— Les humains savent trouver d’autres humains. Ils font ça depuis des milliers d’années. Et l’enfant est humain. En même temps quec tu sais quoi. Il est caché à nos pouvoirs, mais d’autres humains devraient pouvoirc le sentir, peut-être. Ou remarquer des choses qui nous échappent.

— Ça ne marchera pas. C’est un Antéchrist ! Il possède une espèce dec de défense automatique, tu saisis ? Même s’il ne s’en doute pas. Ça ne laissera rien soupçonner à quiconque. Pas encore. Pas tant qu’il n’est pas prêt. Les soupçons glisseront sur lui commec commec comme ces trucs sur lesquels l’eau glisse, acheva-t-il gauchement.

— Tu as une meilleure idée ? Une seule, même toute petite ?

— Non.

— Bon, très bien. Ça peut marcher. Ne me dis pas que tu n’as pas des organisations prête-noms que tu peux utiliser. J’en ai. Nous verrons bien si elles réussissent à retrouver la piste.

— Et que pourraient-elles faire de plus que nous ?

— Eh bien, pour commencer, elles ne pousseraient pas les gens à s’entre-tuer avec des armes à feu, elles n’hypnotiseraient pas les dames respectables, ellesc

— Ça va, ça va. Mais ça n’a pas plus de chance d’aboutir qu’une boule de neige de tenir en Enfer. Et je sais de quoi je parle. Mais je n’ai pas de meilleure suggestion. »

Rampa s’engagea sur l’autoroute et prit la direction de Londres.

« J’ai unc un réseau d’agents, fit Aziraphale au bout d’un moment. Ils sont répartis à travers tout le pays. Un groupe bien organisé. Je pourrais les mettre en chasse.

— J’ai, euhc quelque chose de semblable, reconnut Rampa. Tu sais ce que c’est, ça peut toujours être utilec

— Il vaudrait mieux les alerter. Tu penses qu’ils devraient collaborer ? »

Rampa secoua la tête.

« Je ne crois pas que ce serait une bonne idée. Ils ne sont pas très sophistiqués, sur le plan politique.

— Alors, chacun contacte son organisation et on voit à quoi elles aboutissent.

— Ça vaut le coup d’essayer, je suppose. Ce n’est pas comme si j’avais grand-chose d’autre à faire, Dieu sait. »

Son front se plissa un instant, puis il administra une claque victorieuse contre le volant.

« Le dos d’un canard ! hurla-t-il.

— Pardon ?

— C’est sur ça que glisse l’eau. »

Aziraphale prit une profonde inspiration.

« Contente-toi de conduire, s’il te plaît », soupira-t-il d’un air las.

Ils refirent le trajet aux premières lueurs de l’aube, tandis que le lecteur de cassettes jouait la Messe en Ré Mineurde Bach, paroles de F. Mercury.

Rampa aimait la capitale au petit matin. Sa population se composait essentiellement de gens légitimement employés, qui avaient de bonnes raisons de se trouver là, par opposition aux millions qui traînaient après huit heures du matin ; de plus, les rues étaient raisonnablement calmes. Des bandes jaunes interdisaient le stationnement des deux côtés du trottoir dans la rue étroite où se trouvait la librairie d’Aziraphale, mais elles s’enroulèrent docilement quand la Bentley se gara.

« Bon, très bien, fit-il pendant qu’Aziraphale récupérait son manteau sur le siège arrière. On se tient au courant, d’accord ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda Aziraphale en brandissant un objet brun et oblong.

Rampa plissa les yeux pour mieux voir. « Un bouquin ? Ce n’est pas à moi. »

Aziraphale tourna quelques pages jaunies. De petites sonneries d’alarme bibliophile commencèrent à tinter au fond de son crâne.

« Il devait appartenir à cette jeune personne, dit-il lentement. Nous aurions dû prendre ses coordonnées.

— Écoute, j’ai assez de problèmes comme ça, sans qu’on raconte partout que je rends les objets trouvés à leurs légitimes propriétaires. »

Aziraphale atteignit la page de titre. C’était probablement une bonne chose que Rampa ne puisse pas voir son expression.

« Il pourrais toujours l’expédier par la poste, j’imagine, fit Rampa, si tu y tiens tant que ça. À l’attention de la foldingue en vélo. Il ne faut jamais faire confiance à une bonne femme qui baptise ses moyens de transport de noms bizarres.

— Oui, oui, absolument », bredouilla l’ange. Il chercha ses clés d’une main tremblante, les laissa tomber sur le trottoir, les ramassa, les refit tomber et se hâta vers la porte de sa boutique.


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