Une enfant prénommée Pippin Galadriel Fille-de-Lune n’a le choix qu’entre deux voies. Pepper avait opté pour la seconde; les trois Eux mâles l’avaient appris dès leur premier jour d’école, dans la cour de récréation, à l’âge de quatre ans.

Ils lui avaient demandé son nom et, en toute innocence, elle le leur avait dit.

Il avait ensuite fallu un seau d’eau pour desserrer les dents de Pippin Galadriel Fille-de-Lune de la chaussure d’Adam. La première paire de lunettes de Wensleydale avait été fracassée et le chandail de Brian avait nécessité la pose de quinze points.

Les Eux ne s’étaient plus quittés depuis, et Pepper était désormais Pepper, sauf pour sa mère et (quand ils se sentaient particulièrement braves et que les Eux étaient presque hors de portée de voix) pour Boule-de-Suif Johnson et ses Johnsoniens, la seule autre bande du village.

Adam battait des talons contre le bord de la caisse de lait qui faisait office de siège, écoutant ces menues chamailleries avec la majesté d’un roi supervisant les bavardages futiles de sa cour.

Il mâchouillait une paille. C’était un jeudi matin. La pureté infinie des vacances s’étirait devant eux. Il fallait la meubler.

Il laissa la conversation flotter autour de lui, pareille aux crissements des criquets. Plus précisément, il agissait comme le prospecteur qui guette une lueur d’or dans les remous du gravier.

« Dans le journal de dimanche, on disait qu’il y a des milliers de sorcières dans le pays, fit Brian. Elles adorent la Nature et elles mangent des produits diététiques. Alors je vois pas pourquoi on n’en aurait pas une ici. Le pays est noyé sous la Déferlante Irrésistible de leurs Maléfices, qu’ils disaient.

— Comment elles font, si elles adorent la Nature et quelles mangent des trucs diététiques ? demanda Wensleydale.

— C’était marqué comme ça. »

Les Eux y réfléchirent comme il se devait. Une fois – à l’instigation d’Adam –, ils avaient suivi un régime diététique pendant tout un après-midi. Ils en avaient conclu qu’on peut très bien survivre en mangeant des produits sains, du moment qu’on a fait auparavant un bon déjeuner bien mitonné.

Brian se pencha en avant avec des airs de conspirateur.

«  Et on disait qu’elles dansent partout sans leurs affaires, ajouta-t-il. Elles vont sur des collines, ou à Stonehenge ou comme ça, et elles dansent toutes nues. »

Cette fois-ci, la réflexion fut plus profonde. Les Eux avaient atteint le moment où, si l’on veut, le Grand Huit de la Vie est presque parvenu au faîte de la première côte de la Puberté, si bien qu’ils voyaient la descente périlleuse commencer devant eux, pleine de mystères, de terreur et de courbes provocantes.

« Hum, fit Pepper.

— Pas ma tante, déclara Wensleydale en rompant le charme. Certainement pas ma tante. Elle essaie juste de parler à mon oncle.

— Il est mort, ton oncle, dit Pepper.

— Elle prétend qu’il continue à bouger des verres, se défendit Wensleydale. Mon papa dit que c’est en les bougeant sans arrêt qu’il est mort, pour commencer. Je ne sais pas pourquoi elle tient à lui causer, ajouta-t-il. Ils ne se causaient jamais beaucoup de son vivant.

— C’est de la nécromancie, voilà ce que c’est, lança Brian. On en parle dans la Bible. Faut qu’elle arrête. Dieu, Il aime pas du tout ça, la nécromancie. Et les sorcières non plus. C’est des trucs à aller en Enfer. »

Il y eut un changement de position nonchalant sur le trône/caisse à lait. Adam allait parler.

Les Eux se turent. Adam avait toujours des choses intéressantes à dire. Au tréfonds de leur cœur, les Eux le savaient : ils n’étaient pas une bande des quatre, mais une bande des trois, sous les ordres d’Adam. Cependant, si on cherchait des activités passionnantes, palpitantes et des journées bien remplies, alors les Eux auraient abandonné le commandement de n’importe quelle bande pour une position subalterne dans celle d’Adam.

« Je vois pas ce que tout le monde a contre les sorcières », fit Adam.

Les Eux se regardèrent. Voilà un début prometteur.

« Ben, elles font pourrir les récoltes, dit Pepper. Et couler les bateaux. Et puis elles t’annoncent quand tu vas être roi, des trucs comme ça. Et elles préparent de la soupe avec des herbes.

— Ma maman se sert d’herbes, répondit Adam. La tienne aussi.

— Oh oui, mais ces herbes-là, ça va », attaqua Brian, résolu à ne pas céder sa position d’expert en occultisme. « La menthe, la sauge et tout, je suppose que c’est autorisé par le bon Dieu. Forcément ; la menthe et la sauge, y a rien de mal à ça.

— Et elles peuvent te rendre malade rien qu’en te regardant, poursuivit Pepper. Ça s’appelle le Mauvais Œil. Elles te regardent et tu tombes malade, et personne sait pourquoi. Ou alors, elles font une poupée qui te ressemble et elles plantent tout un tas d’aiguilles dedans, et tu tombes malade là où elles enfoncent les aiguilles, ajouta-t-elle d’un ton guilleret.

— Ça n’existe plus, des choses comme ça, répéta le cartésien Wensleydale. Parce qu’on a inventé la science et que tous les curés ont brûlé les sorcières, pour leur propre bien. On a appelé ça l’Inquisition espagnole.

— Alors, il me semble qu’on devrait chercher à savoir si celle du cottage des Jasmins est une sorcière et, dans ce cas, on devrait prévenir M r Pickersgill », dit Brian. M r Pickersgill était le pasteur. Pour l’heure, il était en froid avec les Eux pour des motifs allant de l’escalade des ifs du cimetière jusqu’aux sonneries de cloches aggravées de fuites à toutes jambes.

« Ça m’étonnerait qu’on ait le droit de mettre le feu aux gens, jugea Adam. Sinon, tout le monde le ferait.

— Y a pas de problèmes quand on est curé, le rassura Brian. Et puis ça évite aux sorcières d’aller en Enfer, alors je suppose qu’elles seraient bien contentes si elles comprenaient.

— J’imagine pas Picky en train de mettre le feu à quelqu’un, fit Pepper.

— Oh, chais pas, répondit Brian sur un ton lourd de sous-entendus.

— Pas mettre le feu lui-même, renifla Pepper. Il est plus du genre à cafarder aux parents et à leur laisser décider s’il faut mettre le feu ou pas. »

Les Eux hochèrent la tête, écœurés par la dégradation actuelle de la notion de responsabilité chez les autorités ecclésiastiques. Puis les trois autres braquèrent des regards expectatifs vers Adam.

Ils se tournaient toujours vers Adam en pareil cas. Invariablement, c’est lui qui trouvait les idées.

« Faudrait p’t-être s’en charger nous-mêmes, dit-il. Faut bien que quelqu’un fasse quelque chose, s’il y a tant de sorcières partout. C’estc c’est comme ces histoires de Comités de Quartier.

— Un Comité d’Écarteler, suggéra Pepper.

— C’est nul, jugea Adam, glacial.

— Mais on ne peut pas être l’Inquisition espagnole. On n’est pas Espagnols, protesta Wensleydale.

— Je suis sûr qu’il faut pas être espagnol pour faire partie de l’Inquisition espagnole, répliqua Adam. Je parie que c’est comme les douches écossaises ou les sauces hollandaises. Il suffit d’avoir l’air espagnol. On n’a qu’à faire comme si on était Espagnols. Alors, tout le monde saura qu’on est l’Inquisition espagnole. »

Il y eut un silence.

Il fut rompu par le froissement d’un des paquets de chips vides qui s’accumulaient partout où s’asseyait Brian. Les autres le regardèrent.

« J’ai une affiche de corrida, et y a mon nom dessus », annonça-t-il d’une voix lente.

L’heure du déjeuner s’en vint et s’en fut. La nouvelle Inquisition espagnole reprit sa session.

L’Inquisiteur en chef examina l’objet d’un œil critique.

« C’est quoi ? demanda-t-il.

— On les fait claquer quand on danse », expliqua Wensleydale, légèrement sur la défensive. « C’est ma tante qui a ramené ça d’Espagne, il y a des années. On appelle ça des maracas, je crois. Y a même une image de danseuse espagnole, tu vois ?


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