« Non, pas vraiment. Enfin, si, mais sans le faire exprès. Ils cherchaient le Manoir, mais j’y suis allée aujourd’hui et personne ne les a vus. Il y a eu un accident là-bas, je ne sais pas quoi. »

Elle contempla Adam. Il avait quelque chose de bizarre, mais elle n’arrivait pas à déterminer quoi. Elle sentait que cet enfant était important, soudain, qu’il ne fallait pas le laisser filer. Quelque chosec

« Il s’appelle comment, ce livre ? demanda Adam.

—  Les Belles et Bonnes Prophéties d’Agnès Barge, Sorcière de son état.

— De quel État ?

— Non. De son métier. C’était une sorcière, comme dans Macbeth.

— Ah, oui, ça, je l’ai vu. C’était drôlement intéressant, comment les rois ils se battaient à l’époque. Mince. Et qu’est-ce qu’elles ont de beau ?

— Autrefois, beau, ça pouvait signifier précis. Ou exact. » Quelque chose de vraiment étrange. Une sorte d’intensité sereine. On finissait par se dire que, quand il était là, tout le reste, paysage compris, n’était que du décor.

Elle habitait Tadfield depuis un mois. À l’exception de M rs Henderson, qui faisait en théorie le ménage dans le cottage et fouillait sans doute partout à la moindre occasion, elle n’avait pas échangé plus d’une dizaine de paroles avec quiconque. Elle laissait croire qu’elle était peintre. Le paysage alentour était du genre qui a la faveur des peintres.

En fait, c’était vachement beau. Rien que les environs du village étaient superbes. Si Turner et Landseer avaient rencontré Samuel Palmer dans un pub, s’ils avaient collaboré, en demandant ensuite à Stubbs de dessiner les chevaux, ils n’auraient pas réussi à faire mieux.

Et c’était très déprimant, parce que c’est ici que ça allait se passer. Enfin, selon Agnès. Dans un livre qu’Anathème avait laissé s’égarer. Elle avait ses fiches, bien sûr, mais ce n’était pas la même chose.

Si Anathème avait mieux maîtrisé ses pensées à ce moment-là – et personne, en présence d’Adam, ne dominait jamais totalement ses processus mentaux –, elle aurait remarqué que chaque fois qu’elle voulait accorder à Adam une attention plus que superficielle, ses pensées glissaient sur lui comme un canard sur l’eau.

« Super ! s’écria Adam qui avait médité les implications d’un livre de belles et bonnes prophéties. Ça raconte qui va gagner le Derby d’Epsom, alors ?

— Non.

— Y a des vaisseaux spatiaux, dedans ?

— Pas beaucoup.

— Des robots ? demanda Adam avec un petit espoir.

— Désolée.

— Ben, je vois pas ce qu’il y a de beau, alors. Qu’est-ce qu’il reste du futur, s’il n’y a ni robots ni vaisseaux spatiaux ? »

Encore trois jours, songea Anathème, lugubre. Voilà ce qui reste.

« Tu veux une limonade ? » proposa-t-elle.

Adam hésita, avant de se résoudre à prendre le taureau par les cornes.

« Écoutez, je peux vous demander, si c’est pas indiscret... vous êtes une sorcière ? »

Anathème rétrécit ses yeux. La question de savoir si M rs Henderson fouinait dans ses affaires était réglée.

« Il y a des gens qui peuvent le croire, répondit-elle. En fait, je suis occultiste.

— Oh, ben alors, ça, ça va », fit Adam, rassuré.

Elle l’inspecta soigneusement.

« Alors, tu sais ce que c’est, un occultiste ?

— Oh oui, répondit Adam avec assurance.

— Bon, du moment que tu te sens mieux. Allez, entre. J’ai bien besoin de boire quelque chose, moi aussi. Etc Adam Young ?

— Oui ?

— Tu étais en train de penser : “Ils vont très bien, mes yeux, pas la peine de les examiner.” Je me trompe ?

— Qui, moi ? » répondit Adam avec une mine coupable.

Toutou posa problème. Il refusait d’entrer dans le cottage. Il se coucha sur le pas de la porte en grondant.

« Allez viens, bête chien, lui enjoignit Adam. Tu vas pas avoir peur du cottage des Jasmins ? » Il se retourna vers Anathème, embarrassé. « D'habitude, il fait tout ce que je lui dis, tout de suite.

— Laisse-le courir dans le jardin.

— Non. Il faut qu’il obéisse. J’ai lu ça dans un livre. Le dressage, c’est très important. On peut dresser n’importe quel chien. Mon papa a dit que je pourrais le garder que s’il était bien élevé. Allez, Toutou. Entre. »

Toutou geignit et lui lança un regard implorant. Son moignon de queue battit le sol une ou deux fois.

La voix de son Maître.

Avec une répugnance extrême, comme s’il avançait face à un ouragan, il franchit le seuil en rampant.

« Là, voilà, dit fièrement Adam. Gentil toutou. »

Et une nouvelle petite partie de l’Enfer se trouva cautériséec

Anathème referma la porte.

Il y avait toujours eu un fer à cheval sur le linteau de la porte, au cottage des Jasmins, depuis le premier occupant, plusieurs siècles auparavant ; la Peste noire était très en vogue à l’époque, et il avait sans doute jugé qu’on n’est jamais trop protégé.

Le fer à cheval était rouillé et à demi enfoui sous des siècles de peinture. Si bien que ni Adam ni Anathème n’y prirent garde, ou ne remarquèrent comment il refroidissait à présent, après avoir été chauffé à blanc.

Le chocolat d’Aziraphale était froid comme la pierre.

On n’entendait dans la pièce que le bruit sporadique d’une page qu’on tourne.

De temps à autre, on secouait la porte pour tenter de l’ouvrir, quand les clients de Livres Intimes, à côté, se trompaient d’entrée. Il les ignora.

Plusieurs fois, il manqua de jurer.

Anathème ne s’était pas réellement installée dans le cottage. La plupart de ses instruments étaient empilés sur la table. L’ensemble ne manquait pas d’intérêt. On aurait dit qu’on avait soudain confié la gestion d’un magasin de matériel scientifique à un prêtre vaudou.

« Super ! s’exclama Adam en tapotant l’amas du bout du doigt. C’est quoi, ce machin à trois pieds ?

— C’est un thauodalite, répondit Anathème depuis la cuisine. Ça sert à repérer les leys.

— Et c’est quoi, les leys ? »

Elle lui expliqua.

« Wohhh. C’est vrai ?

— Oui.

— Partout ?

— Oui.

— Et j’en ai jamais vu. C’est dingue, toutes ces lignes de forces invisibles. Elles sont partout, et moi, j’en ai jamais vu une seule. »

Adam n’écoutait pas très souvent, mais il passa les vingt minutes les plus captivantes de sa vie ou, en tout cas, de sa vie ce jour-là. Chez les Young, on ne touchait jamais du bois, pas plus qu’on ne jetait du sel par-dessus son épaule. Leur seul vague flirt avec le surnaturel avait été de soutenir sans conviction, quand Adam était plus jeune, que le Père Noël descendait par la cheminée 21 .

Il avait faim de choses plus consistantes que le Festival des Moissons. Les paroles d’Anathème se déversèrent dans l’esprit d’Adam comme de l’eau dans une ramette de papier buvard.

Toutou grondait, couché sous la table. Il commençait à se poser de graves questions sur son propre compte.

Anathème ne croyait pas uniquement aux leys. Elle croyait aux bébés phoques, aux baleines, aux bicyclettes, aux forêts tropicales, au pain complet, au papier recyclé, au départ des Blancs d’Afrique du Sud et des Américains d’à peu près partout, jusques et y compris de Long Island. Ses croyances n’obéissaient à aucune hiérarchie. Elles étaient toutes soudées en un énorme bloc de foi sans solution de continuité, à côté duquel la foi de Jeanne d’Arc ressemblait à une vague idée en passant. Sur l’échelle de déplacement des montagnes, elle soulevait au moins 0,5 alpe 22 .

Personne n’avait jamais utilisé le mot « environnement » à portée d’ouïe d’Adam. Les forêts tropicales d’Amazonie étaient lettre morte pour lui, morte sans être recyclée.

Une seule fois, il interrompit Anathème, et ce fut pour approuver ses vues sur l’énergie atomique : « J’ai visité une centrale atomique, un jour. C’était pas terrible. Y avait pas de fumées vertes ni de liquides qui gargouillaient dans des cornues. Ça devrait pas être permis de pas avoir des trucs qui gargouillent comme il faut, quand les gens se déplacent exprès pour voir. Il y avait juste des types un peu partout, et ils étaient même pas habillés en cosmonautes.


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