Il avait confusément conscience que dans un futur nébuleux, il devrait rendre des comptes pour les souliers boueux et les robes roses maculées d’herbe à canard, mais tout ça, c’était l’avenir, et il les attendait à l’autre bout d’un long et chaud après-midi plein de planches, de cordes et de mares. Qu’il attende.

Le futur s’en vint et s’en fut, de cette façon légèrement déprimante qui caractérise tous les futurs, bien que M r Young ait eu d’autres soucis en tête que les robes roses saturées de boue, et se soit contenté de priver Adam de télé. En pratique, cela signifiait qu’il devrait la regarder sur le vieux poste en noir et blanc de sa chambre.

Adam entendit M r Young déclarer à M rs Young : « Je ne vois pas pourquoi il faudrait interdire l’arrosage. Je paie mon abonnement comme tout le monde. Le jardin est un vrai Sahara. Je m’étonne que les gamins aient encore trouvé de l’eau dans la mare. Si tu veux mon avis, tout ça, c’est depuis qu’on a arrêté les expériences atomiques. Quand j’étais gosse, on avait de vrais étés. Il pleuvait sans arrêt. »

Ça, c’était hier.

Maintenant, Adam traînait seul le long de la route poussiéreuse. C’était une traînerie de bonne facture. Adam avait une façon de traîner qui scandalisait toutes les bonnes gens. Ce n’est pas seulement qu’il laissait tomber les épaules. Il savait traîner avec diverses modulations, et sa ligne d’épaules, pour l’heure, reflétait la douleur et le désarroi de ceux qu’on a injustement contrariés dans leur quête désintéressée pour porter assistance à leurs frères humains.

Les buissons étaient chargés de poussière.

« Ça serait bien fait pour eux tous, si les sorcières s’emparaient du pays et si elles forçaient tout le monde à manger des produits diététiques, et à pas aller à l’église, et à danser tout nu », fit-il en donnant un coup de pied dans un caillou. Il devait reconnaître que, nourriture diététique exceptée, ce n’était pas une menace trop tragique.

« Je parie que si on nous avait laissés nous entraîner comme il faut, on en aurait trouvé des centaines, de sorcières, se dit-il en donnant un nouveau coup de pied dans un nouveau caillou. Je suis sûr que Torturemada, lui, on l’a pas tout de suite forcé à s’arrêter, juste parce qu’une idiote de sorcière avait la robe pleine de boue. »

Toutou traînait docilement sur les talons de son Maître. Pour autant qu’un Molosse Infernal avait des espérances, ce n’était pas jusqu’à présent ainsi qu’il avait imaginé sa vie dans les derniers jours avant l’Apocalypse, mais, malgré lui, il commençait à apprécier.

Il entendit son Maître dire : « Je parie que, même à l’époque victorienne, on forçait pas les gens à regarder la télé en noir et blanc. »

La forme détermine le fond. Certains types de conduite qu’on associe avec les petits corniauds hirsutes sont en fait chevillés au patrimoine génétique. Quand on adopte l’aspect d’un petit chien, il ne faut pas croire qu’on échappera aux conséquences internes : une certaine petit-chienitude commence à imprégner tout votre être.

Il avait déjà poursuivi un rat. Ça avait été l’expérience la plus délicieuse de sa vie.

« Ça leur apprendrait, si on était envahis par les Forces du Mal », bougonna son Maître.

Et puis, il y avait les chats, songea Toutou. Il avait surpris le gros matou roux du voisin et tenté de le réduire à une pitoyable gelée apeurée par les techniques habituelles : le regard luisant et le grondement monté des profondeurs avaient toujours fonctionné avec les damnés, par le passé. Cette fois-ci, il y avait gagné un coup de patte sur le nez qui lui avait fait venir les larmes aux yeux. Les chats, en conclut Toutou, étaient à l’évidence beaucoup moins impressionnables que les âmes perdues. Il lui tardait de rééditer l’expérience avec un autre chat. Il avait prévu de décrire des cercles autour lui en trépignant et en poussant des aboiements surexcités. La partie n’était pas gagnée d’avance, mais ça pouvait marcher.

« En tout cas, qu’ils viennent pas me trouver quand ce vieux schnock de Picky sera changé en crapaud, c’est tout », marmonna Adam.

C’est alors qu’il s’aperçut de deux choses. D'abord, que sa randonnée de martyr l’avait mené jusqu’au cottage des Jasmins. Ensuite, que quelqu'un était en train de pleurer.

Les larmes étaient le point faible d’Adam. Il hésita un instant, avant de jeter un coup d’œil par-dessus la haie.

Pour Anathème, assise dans une chaise longue et parvenue à mi-chemin de sa provision de Kleenex, on aurait dit qu’un petit soleil ébouriffé se levait.

Adam douta d’avoir affaire à une sorcière. Il avait des sorcières une image mentale parfaitement définie. Les Young s’en tenaient au seul représentant valable de la presse du dimanche la plus respectable, et rien de l’occultisme éclairé de ce dernier siècle n’avait transpiré jusqu’à Adam. Elle n’avait pas le nez crochu, pas de verrues, elle était jeunec enfin, assez jeune. Cela suffisait à Adam.

« Salut », dit-il en rectifiant sa posture.

Elle se moucha et le regarda.

Il conviendrait, arrivé à ce point de l’histoire, de décrire ce qu’Anathème vit dépasser de la haie. Elle décrivit plus tard une sorte de dieu grec prépubère. Ou peut-être une illustration tirée de la Bible, une de celles où des anges musclés accomplissaient quelque divin châtiment. Ce n’était pas un visage qui appartenait au XX e siècle. Il était coiffé de boucles dorées et brillantes. Michel-Ange en aurait tiré une statue.

Cela dit, il aurait probablement évité de représenter les tennis éreintés, les jeans effilochés et le T-shirt crasseux.

« Qui es-tu ? demanda-t-elle.

— Adam Young. J’habite en bas de la route.

— Oh. Oui. J’ai entendu parler de toi », dit Anathème en se tapotant les yeux. Adam se rengorgea. « M rs Henderson m’a recommandé de te tenir à l’œil.

— Je suis assez connu par ici, admit Adam.

— Elle a dit que tu étais de la graine de potence. »

Adam sourit. Une mauvaise réputation ne valait peut-être pas une bonne gloire, mais c’était quand même infiniment préférable à l’anonymat.

« Elle a dit que, parmi les Eux, c’était toi le pire », fit Anathème qui paraissait un peu rassérénée. Adam hocha la tête.

« Elle a dit : méfiez-vous d’Eux, Miss, c’est rien qu’une bande de chefs de gang. Le jeune Adam, il a tout le vice du Vieil Adam, voilà ce qu’elle a dit.

— Pourquoi vous pleuriez ? demanda Adam sans s’attarder en détails.

— Hein ? Oh, je viens de perdre quelque chose. Un livre.

— Si vous voulez, je vous aiderai à le chercher, proposa galamment Adam. Je m’y connais vachement en bouquins. J’en ai même écrit un, une fois. C’était un livre super. Il faisait presque huit pages. Y avait un pirate, c’était un détective célèbre. Et puis j’ai même dessiné les images. » Dans un élan de générosité, il ajouta : « Si vous voulez, je vous le ferai lire. Je suis sûr que c’est drôlement mieux que celui que vous avez perdu. Surtout le moment dans le vaisseau spatial, quand le dinosaure arrive et qu’il se bagarre contre les cow-boys. Je suis sûr que mon livre, il vous consolerait et que vous arrêteriez de pleurer. Brian, ça lui a drôlement plu. Il a dit qu’il avait jamais rien lu qui lui pluvait autant.

— Merci, je suis certaine que tu as écrit un très bon livre », dit-elle, s’assurant éternellement une place dans le cœur d’Adam. « Mais je n’ai pas besoin que tu m’aides à retrouver mon livre – c’est trop tard, maintenant, je crois. »

Elle regarda pensivement Adam. « Je suppose que tu connais bien la région ?

— Sur des kilomètres et des kilomètres, assura Adam.

— Tu n’aurais pas vu deux hommes dans une grosse voiture noire ?

— C’est eux qui l’ont volé ? » demanda Adam, soudain passionné. Arrêter un gang international de voleurs de livres terminerait sa journée en beauté.


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