Voici tes instructions, Rampa.
Et soudain, il les connut. Il avait horreur de ça. Ils auraient facilement pu les lui donner oralement, pas besoin de lui laisser tomber ce savoir tout froid en plein cerveau. Rampa devait se rendre à un hôpital bien précis.
« J’y serai dans cinq minutes, mon Seigneur. Pas de problèmes. »
PARFAIT... I see a little silhouetto of a man scaramouche scaramouche will you do the fandangoc
Rampa frappa le volant du poing. Tout marchait si bien. Il avait vraiment la situation en main, depuis quelques siècles. Voilà le monde : vous vous croyez au sommet, et on vous envoie l’Apocalypse. La Grande Guerre, le Dernier Combat. Le Ciel contre l’Enfer en trois rounds, un tombé et pas d’abandon. Et ce serait fini. Plus de monde. Voilà ce que signifie la fin du monde : plus de monde. Rien qu’un éternel Paradis ou, en fonction du vainqueur, un éternel Enfer. Rampa ne savait pas ce qui serait pire.
Certes, par définition, le pire, c’était l’Enfer, bien entendu. Mais Rampa se rappelait à quoi ressemblait le Paradis, et les points communs avec l’Enfer ne manquaient pas. Pour commencer, impossible de boire un bon coup ni dans l’un, ni dans l’autre. Et il était aussi malsain de s’ennuyer dans l’un que de ne pas s’ennuyer dans l’autre.
Mais pas moyen d’y échapper. On ne peut pas être démon et jouir de son libre arbitre.
c I will not let you go (let him go)c
Bon, au moins, ce ne serait pas pour cette année. Rampa aurait le temps de prendre ses précautions. Se débarrasser de ses investissements à long terme, pour commencer.
Il se demanda ce qui se passerait s’il arrêtait soudain sa voiture, sur cette route détrempée, sombre et déserte, s’il prenait le panier, pour le faire tournoyer, de plus en plus vite, etc
Quelque chose d’affreux, voilà ce qui se passerait.
Il avait été un ange, jadis. Il n’avait pas cherché à déchoir. Il avait eu de mauvaises fréquentations, c’était tout.
La Bendey filait dans les ténèbres, l’aiguille du réservoir à zéro. Elle était dans le rouge depuis soixante ans, maintenant. L’état de démon n’avait pas que des mauvais côtés. Pas besoin d’acheter de l’essence, par exemple. Rampa avait fait le plein une seule fois, en 1967, pour obtenir un autocollant James Bond, un trou dans le pare-brise en trompe-l’œil qui lui faisait envie, à l’époque.
Sur le siège arrière, la créature dans le panier commença à geindre ; la plainte des nouveau-nés, qui ressemble tant à la sirène annonçant un raid aérien. Perçante. Inarticulée. Et vieille, tellement vieille.
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L’hôpital était agréable, se dit M r Young. Et il aurait sûrement été calme, sans les bonnes sœurs.
Il aimait bien les bonnes sœurs. Non qu’il soit de ces, vous savez, de ces gens-là.Non, quand il s’agissait de ne pas aller à l’église, c’est Sainte-Cécile-et-Tous-ses-Anges qu’il choisissait scrupuleusement de négliger : cette bonne vieille Église anglicane, un établissement sérieux. Jamais ne lui serait venue l’idée de n’en pas fréquenter une autre. La concurrence embaumait d’odeurs suspectes – l’encaustique chez le bas clergé, un encens suspect chez le haut. Des profondeurs du fauteuil en cuir de son âme, M r Young savait que ce genre de pratiques embarrasse Dieu au plus haut point.
Mais il aimait voir des bonnes sœurs autour de lui, pour les mêmes raisons qu’il aimait avoir l’Armée du Salut à portée. On en retirait une impression de rectitude, l’idée que, quelque part, des gens gardaient la Terre fermement plantée sur son axe.
Toutefois, ce contact avec l’Ordre Babillard de Sainte-Béryl était son premier 3 . Deirdre les avait rencontrées dans le cadre d’une de ses actions de bienfaisance, peut-être bien celle qui concernait un tas de Sud-Américains infréquentables en lutte contre d’autres Sud-Américains infréquentables, excités par des prêtres qui auraient mieux fait de se mêler de choses plus convenables pour des ecclésiastiques : établir un tour de service pour balayer l’église, par exemple.
Enfin, bref ; une bonne sœur ne devrait pas faire de bruit. Elle avait une forme idéale pour ça, comme ces machins pointus qu’on utilise dans les laboratoires où on vérifie les chaînes hi-fi, selon les vagues notions que M r Young avait de la chose. Une bonne sœur ne devrait pas, disons clairement les choses, jacasser sans arrêt.
Il enfourna du tabac dans sa pipe – enfin, du tabac, façon de parler, il n’appelait pas ça du tabac ; dans le temps, le tabac, c’était autre chose – et il se demanda distraitement ce qu’il se passait quand on demandait à une bonne sœur l’emplacement des toilettes pour hommes. Peut-être que le Pape vous adressait un petit billet de réprimande, allez savoir. Mal à l’aise, il changea de position et jeta un coup d’œil à sa montre.
Un bon point, cela dit : au moins, les bonnes sœurs n’avaient pas accepté sa présence pendant l’accouchement. Deirdre en était farouche partisan. Elle avait encore dû liredes choses. Pour une simple histoire de gosse, la voilà qui déclarait déjà que ce claquemurage allait être l’expérience la plus heureuse que deux êtres humains peuvent partager. C’est ce qui arrive quand on les laisse s’abonner à leurs propres magazines. M r Young s’était toujours méfié des journaux dont les rubriques s’intitulent Styles de vie ou Options.
Oh, il n’avait rien contre le partage d’expériences heureuses. Il était tout à fait d’accord pour partager des expériences heureuses. Mais il avait été catégorique : cette expérience heureuse-là, Deirdre pourrait se la partager toute seule.
Et les bonnes sœurs l’avaient approuvé. Elles ne voyaient pas de raison de mêler le père à l’opération. Réflexion faite, pour elles, l’intervention du père n’était sans doute souhaitable à aucun moment.
Il finit de tasser avec le pouce le pseudo-tabac dans le fourneau de sa pipe et fusilla du regard la pancarte sur le mur de la salle d’attente qui lui intimait, pour son propre bien-être, l’ordre de ne pas fumer. Pour son propre bien-être, décida-t-il, il allait sortir un instant sous la véranda. S’il trouvait là-bas un buisson discret, ce serait encore mieux pour son propre bien-être.
Il parcourut les couloirs déserts et découvrit une porte qui débouchait sur une cour battue de pluie et encombrée de vertueuses poubelles.
Il frissonna et forma une coupe avec ses mains pour allumer sa pipe.
Les femmes. Ça les prenait, passé un certain âge. Vingt-cinq armées sans nuage, et les voilà soudain parties à gesticuler comme des automates, en chaussettes roses aux pieds coupés, et elles commençaient à vous reprocher toutes ces années qu’elles avaient vécues sans devoir gagner leur vie. Ce devait être un problème d’hormones.
Une grosse voiture noire vint freiner à côté des poubelles dans un couinement de pneus. Un jeune homme affublé de lunettes noires jaillit sous le déluge, une sorte de couffin sous le bras, et se coula vers l’entrée.
M r Young sortit sa pipe de sa bouche. « Vous avez laissé vos phares allumés », signala-t-il, serviable.
L’homme lui jeta le regard inexpressif de celui pour qui les phares sont clairement le cadet de ses soucis et agita vaguement la main en direction de la Bentley. Les phares s’éteignirent.
« Très pratique, constata M r Young. Ça marche par infrarouges, je me trompe ? »
Il fut légèrement surpris de constater que l’homme ne semblait pas mouillé. Et que le couffin paraissait occupé.
« Est-ce que ça a déjà commencé ? » s’enquit l’homme.
M r Young éprouva une trouble fierté de voir que sa qualité de futur père était si évidente.
« Oui, répondit-il. On m’a demandé de sortir, ajouta-t-il, soulagé.
— Déjà ? Vous avez une idée du temps qu’il nous reste ? »
Nous,nota M r Young. Visiblement un docteur qui avait des théories sur la collectivisation de l’enfantement.