« Je crois que nous sommesc euh, en bonne voie, dit-il.
— Dans quelle chambre est-elle ? s’enquit l’homme précipitamment.
— Nous sommes chambre 3. » M r Young tapota ses poches et trouva le paquet maltraité qu’il avait emporté avec lui, en accord avec la tradition. « Ça vous dit de partager avec moi l’heureuse expérience d’un cigare ? »
Mais l’homme avait disparu.
M r Young rangea soigneusement le paquet et considéra pensivement sa pipe. Toujours pressés, ces docteurs. Au travail toute la sainte journée.
♋
Il existe un tour de prestidigitation, d’un déroulement extrêmement délicat à suivre, qu’on exécute avec un haricot et trois tasses. Il va se passer quelque chose de fort semblable, pour des enjeux plus conséquents qu’une poignée de petite monnaie.
Nous allons ralentir le texte pour que vous puissiez bien suivre les phases successives de la manipulation.
Dans la Salle d’Accouchement n‹ 3, M rs Deirdre Young est en train d’accoucher d’un petit bébé blond de sexe mâle, que nous appellerons le bébé A.
Dans la Salle d’Accouchement n‹ 4, M rs Harriet Dowling, épouse de l’attaché culturel américain, est en train d’accoucher d’un petit bébé blond de sexe mâle, que nous appellerons le bébé B.
La sœur Mary Loquace est sataniste pratiquante depuis sa naissance. Enfant, elle a suivi l’enseignement irréligieux et a remporté de mauvais points en écriture et en lecture d’entrailles. Quand on lui a demandé de rejoindre l’Ordre Babillard, elle a obéi. Ses dons naturels la prédisposaient à suivre une telle voie et, de toute façon, elle savait qu’elle y retrouverait des copines. Elle manifesterait une intelligence certaine si l’occasion s’en présentait, mais elle a depuis longtemps la conviction qu’une cervelle d’oiseau vous aplanit le cours d’une existence, pour utiliser ses propres termes. Pour l’heure, on lui remet un petit bébé blond de sexe mâle, que nous appellerons l’Adversaire, le Destructeur de Rois, l’Ange de l’Abîme sans Fond, la Grande Bête nommée Dragon, le Prince de ce Monde, le Père du Mensonge, l’Engeance de Satan et le Seigneur des Ténèbres.
Observez attentivement. Nous mélangeonsc
« C’est lui ? demanda la sœur Mary en considérant le bébé. Je m’attendais à ce qu’il ait des yeux bizarres. Rouges, ou verts. Ou de tout petits petons fourchus. Ou une meugnonne petite queue. » Tout en parlant, elle le retourna. Pas de cornes, non plus. Le fils du Malin paraissait tellement normal que c’en était inquiétant.
« C’est bien lui, répondit Rampa.
— Imaginez-vous un peu. Je tiens l’Antéchrist entre mes mains. Et je suis en train de lui faire prendre son bain. Et je compte les zoulis doigts de ses petits petonsc »
Perdue dans un songe personnel, elle s’adressait maintenant directement à l’enfant. Rampa agita la main en face de sa cornette. « Hé ! Hou hou, sœur Mary ?
— Excusez-moi, monsieur. Mais c’est un véritable amour. Est-ce qu’il ressemble à son père ? Mais bien sûr qu’on lui ressemble, à son papa ! Hein, qu’on ressemble à son papounet ?
— Non, affirma catégoriquement Rampa. Et maintenant, à votre place, j’irais en salle de délivrance.
— Vous croyez qu’il se souviendra de moi quand il sera grand ? » demanda la sœur Mary, rêveuse, en se coulant dans le couloir.
« Priez que non », dit Rampa avant de s’enfuir.
La sœur Mary traversa l’hôpital nocturne avec l’Adversaire, le Destructeur de Rois, l’Ange de l’Abîme sans Fond, la Grande Bête nommée Dragon, le Prince de ce Monde, le Père du Mensonge, l’Engeance de Satan et le Seigneur des Ténèbres dans les bras. Elle trouva un moïse dans lequel elle le coucha.
Il gloussa. Elle lui fit une chatouille.
Une tête d’infirmière-chef émergea par l’encadrement d’une porte : « Sœur Mary, qu’est-ce que vous fichez ici ? Vous n’êtes pas de service dans la chambre n‹ 4 ?
— Maître Rampa m’a ditc
— Allez, filez comme une bonne petite sœur. Vous avez vu le mari quelque part ? Il n’est plus en salle d’attente.
— Je n’ai vu que Maître Rampa, qui m’a ditc
— Je n’en doute pas, trancha la sœur Grâce Volubile. Je suppose qu’il vaut mieux que j’aille moi-même chercher ce pauvre homme. Entrez et tenez-la à l’œil. Elle est encore dans le coton, mais le bébé est en pleine forme. » La sœur Grâce s’interrompit « Pourquoi clignez-vous de l’œil ? Vous avez mal ?
— Vous savez bien ! siffla sœur Mary de façon théâtrale. Les bébés. L’échangec
— Oui, oui. Bien sûr. Chaque chose en son temps. On ne peut pas laisser le père errer au petit bonheur, n’est-ce pas ? On ne sait jamais ce qu’il pourrait découvrir. Alors attendez ici et surveillez le bébé, vous serez bien aimable. »
Elle descendit le couloir encaustiqué, tous voiles dehors. La sœur Mary, poussant le berceau, entra en salle de délivrance.
M rs Young n’était plus dans le coton. Elle dormait à poings fermés, avec cette expression de solide contentement de ceux qui savent que, pour une fois, toutes les responsabilités reposent sur les épaules d’autrui. Le bébé A dormait à ses côtés, pesé et étiqueté. La sœur Mary, à qui on avait appris à être serviable, retira l’étiquette portant le nom du bébé, la copia et attacha le double sur le bébé dont elle avait la garde.
Les deux bébés se ressemblaient : petits, boursouflés, avec un faux air de Winston Churchill.
Bon, se dit la sœur Mary, je prendrais bien une tasse de thé, moi.
La plupart des pensionnaires du couvent étaient des satanistes traditionalistes, comme leurs parents et leurs grands-parents. On les avait élevés ainsi et, à y regarder de près, ils n’étaient pas vraiment mauvais. En règle générale, les humains ne sont pas vraiment mauvais. Ils se laissent séduire par les idées nouvelles, c’est tout : on enfile de grandes bottes et on se met à fusiller les gens, on s’habille en blanc et on se met à lyncher les gens, on s’affuble de jeans à fleurs et on se met à jouer de la guitare aux gens. Offrez à un humain de nouvelles idées et un costume : il ne tardera pas à vous suivre, cœur et âme. De toute façon, recevoir une éducationsataniste tend à dépoétiser la chose. C’est quelque chose qu’on fait le samedi soir. Le reste du temps, on vit sa vie de son mieux, comme tout le monde. De plus, la sœur Mary était infirmière, et les infirmières de toutes confessions sont avant tout infirmières, un métier où, en priorité, on porte sa montre à l’envers, on garde son calme dans les moments d’urgence et on meurt d’envie de boire une bonne tasse de thé. Elle espérait que quelqu’un viendrait vite ; elle avait fait le plus important, maintenant, et elle voulait son thé.
On comprendra peut-être mieux les affaires humaines s’il est clairement dit que ce ne sont pas des gens fondamentalement bons ou fondamentalement mauvais qui sont à l’origine des plus grands triomphes ou des plus grandes tragédies de l’Histoire, mais des gens fondamentalement humains.
On frappa à la porte. La sœur Mary ouvrit.
« Ça y est ? C’est fait ? s’enquit M r Young. Je suis le père. Le mari. Enfin, l’un ou l’autre. Les deux. »
La sœur Mary attendait d’un attaché culturel américain qu’il ait la prestance de Blake Carrington ou de J.R. Ewing. M r Young ne ressemblait pas aux Américains qu’on voit à la télévision, sauf peut-être aux shérifs condescendants des séries policières les plus réussies 4 . Elle était assez déçue. Par son gilet en laine aussi, d’ailleurs.
Elle ravala sa déconvenue. « Oooh, oui, dit-elle. Félicitations. Madame votre épouse dort, le pauvre chou. ».
M r Young jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de la sœur. « Des jumeaux ? » Il tendit la main vers sa pipe.
Interrompit son geste. Le reprit. « Des jumeaux ?Il n’a jamais été question de jumeaux.
— Oh, non, se hâta d’expliquer la sœur Mary. Voici le vôtre. L’autrec euhc c’est celui de quelqu’un d’autre. Je le surveille juste en attendant le retour de la sœur Grâce. Non », insista-t-elle en indiquant du doigt l’Adversaire, le Destructeur de Rois, l’Ange de l’Abîme sans Fond, la Grande Bête nommée Dragon, le Prince de ce Monde, le Père du Mensonge, l’Engeance de Satan et le Seigneur des Ténèbres, « c’est celui-ci qui est à vous. Du sommet de son crâne jusqu’au bout de ses petits petons fourchus — ce qu’ils ne sont pas », s’empressa-t-elle d’ajouter.