Il s’interrompit brutalement.

«  Très bel effort, dit-il d’une voix complètement différente. Seulement, ça ne va pas se passer comme ça. Pas tout à fait.

Je veux dire : le feu, la guerrec tout ça, c’est exact. Mais cette histoire d’Extase– si seulement vous pouviez voir les nôtres, au Ciel, en rangs serrés, aussi loin que l’esprit peut porter, et même au-delà, sur des lieues et des lieues, épée de flamme au poingc Bref, voilà ce que je veux dire : vous croyez qu’ils auraient le temps d’aller ramasser les gens et de les envoyer en l’air, pour leur permettre de regarder en ricanant ceux qui se meurent de radiations en bas, sur la terre stérile en fusion ? Enfin, en admettant que vous considériez ça comme une attitude moralement défendable, pourrais-je ajouter.

Quant à cette histoire selon laquelle le Ciel devrait forcément gagnerc Bon, soyons honnêtes : si l’affaire était tellement entendue, à quoi bon une Guerre céleste, réfléchissez ? C’est de la propagande. De la pure et simple propagande. On a seulement 50 % de chances d’arriver en tête. Vous feriez tout aussi bien d’envoyer des dons à un réseau sataniste, rien que pour parer à toute éventualité ; cela dit, pour être franc, quand le feu va s’abattre et les marées de sang monter, vous allez tous vous retrouver dans le camp des pertes civiles, d’un côté ou de l’autre. Entre notre guerre et la vôtre, ils vont tuer tout le monde et ils laisseront à Dieu le soin de faire le tri - on est d’accord ?

Enfin, bref, désolé. Je suis là, je parle, je parle. J’ai juste une petite question à poser : où suis-je ? »

Marvin O. Bagman virait graduellement au mauve.

« C’est le Malin ! Que Notre Seigneur me protège ! Le Malin parle par ma bouche ! » éclata-t-il, puis il s’interrompit : «  Oh, non ! En fait, c’est tout le contraire. Je suis un ange. Bon. Je dois donc être en Amérique, n’est-ce pas ? Désolé, il faut que je filec »

Il y eut un silence. Marvin essaya d’ouvrir la bouche, mais rien ne se passa. L’être qu’il avait dans la tête jeta un coup d’œil circulaire. Il vit l’équipe technique du studio – ceux qui n’étaient pas occupés à appeler la police ou à sangloter dans un coin. Il regarda les cameramen au teint cendreux.

«  Mince,dit-il, je passe à la télé ? »

Rampa descendait Oxford Street à 200 km/h.

Il plongea la main dans la boîte à gants pour y prendre sa paire de lunettes noires de rechange, et ne trouva que des cassettes. Avec mauvaise humeur, il en saisit une au hasard et l’inséra dans la fente.

Il avait envie d’entendre du Bach, mais Stone et Charden feraient l’affaire.

All we need is Radio Gaga, chanta Freddie Mercury.

Et moi, tout ce dont j’ai besoin, c’est de me tirer, songea Rampa.

Il prit le sens giratoire de Marble Arch à contresens, à cent soixante. La foudre faisait clignoter le ciel de Londres comme un néon défectueux.

Un ciel livide sur Londres, songea Rampa, Et je sus que la fin était proche. Qui avait écrit ça ? Chesterton, non ? Le seul poète du XX e siècle à avoir vaguement approché la Vérité.

La Bentley prit la route pour sortir de Londres, tandis que Rampa se carrait dans le siège du conducteur et feuilletait son exemplaire roussi des Belles et bonnes prophéties d’Agnès Barge.

En fin de volume, il découvrit une feuille de papier pliée en quatre, écrite de la cursive soignée d’Aziraphale. Il la déplia (pendant que le levier de changement de vitesse de la Bentley passait tout seul en troisième et que la voiture accélérait pour contourner un camion de transport de fruits, sorti d’une rue perpendiculaire en marche arrière et à l’improviste), puis il la lut.

Ensuite, il la relut, avec l’impression qu’un fossé s’ouvrait lentement au fond de son estomac.

La voiture changea brusquement de trajectoire. Elle se dirigeait désormais vers le village de Tadfield, dans l’Oxfordshire. Rampa pourrait y être dans une heure, s’il se hâtait.

De toute façon, il n’avait vraiment nulle part ailleurs où aller.

La cassette se termina, cédant la place à la radio de bord.

« c Forum du jardinier, en direct du Club des Horticulteurs de Tadfield. Notre dernière émission en ce lieu remonte à 1953, un très bel été. Comme l’équipe s’en souviendra, on trouve un riche terreau d’Oxfordshire dans l’est de la commune, qui monte graduellement vers l’ouest en cédant la place à la craie. C’est le genre d’endroit où, comme je dis toujours, on peut planter n’importe quoi. Tout pousse à merveille. N’est-ce pas, Fred ?

—  Oh ! certes,répondit le professeur Fred Windbright, des Jardins Botaniques Royaux, je n’aurais su mieux l’exprimer moi-même.

—  Bien. Une première question pour l’équipe, et elle nous vient de M r R.P. Tyler, président de l’Association Locale des Résidants, si je ne m’abuse.

—  Ahem. C’est cela, oui. Eh bien, je suis grand amateur de roses, mais mes Molly McGuire de compétition ont perdu deux ou trois fleurs hier, à la suite d’une pluie de poissons, semble-t-il. Que me recommande l’équipe pour éviter ce genre d’inconvénient, à part tendre un filet au-dessus du jardin ? Je veux dire, j’ai écrit au conseil municipal, bien entenduc

—  Il ne s’agit pas d’un problème très courant, à première vue. Harry ?

—  M r Tyler, permettez-moi de vous poser une question. S’agissait-il de poissons frais, ou de conserve ?

—  Je crois pouvoir affirmer qu’ils étaient frais.

—  Eh bien, en ce cas, aucun problème, mon ami. J’ai entendu dire que vous aviez également des pluies de sang dans les environs– j’aimerais en dire autant des Dales, où se trouve mon propre jardin. J’économiserais une fortune en engrais. Bien, ce qu’il vous reste à faire, c’est de les enterrer dans votre » Rampa ?

Le démon ne répondit pas.

Rampa. La guerre vient de commencer, Rampa. Nous constatons avec intérêt que tu as échappé AUX FORCES QUE NOUS AVIONS CHARGÉES DE PASSER TE PRENDRE.

« Mmm », acquiesça Rampa.

Rampac Nous allons gagner cette guerre. Mais MÊME SI NOUS DEVIONS PERDRE, POUR TOI AU MOINS, CELA NE FERA PAS LA MOINDRE DIFFÉRENCE. CAR TANT QU’IL RESTERA UN DÉMON AUX ENFERS, RAMPA, TU REGRETTERAS DE NE PAS AVOIR ÉTÉ CRÉÉ MORTEL.

Rampa garda le silence.

Les MORTELS PEUVENT ESPÉRER LE TRÉPAS, OU LA RÉDEMPTION. TU N’AS AUCUN ESPOIR.

Sauf un : la miséricorde des Enfers.

« Vraiment ? »

Je plaisante, bien entendu.

« Ngk », dit Rampa.

« c Seulement, et tous les amateurs de jardinage le savent bien, le Tibétain est un rusé compère. Il creuse son tunnel en plein milieu de vos bégonias aussi facilement que dans du beurre. Une tasse de thé devrait lui faire changer de trajectoire, additionnée d’un peu de beurre de yak rance de préférence– vous devriez pouvoir en trouver dans n’importe quelle bonne boutique de jardc »

Whiiiii. Zzzzz. Crac. Les parasites couvrirent le reste de l’émission.

Rampa coupa sa radio et se mordit la lèvre inférieure. Sous la cendre et la suie qui lui couvraient le visage, il paraissait très las, très pâle, et très effrayé.

Et, soudain, très en colère. Cette façon qu’ils avaient de vous parler. Comme si vous étiez une plante verte qui commence à perdre ses feuilles sur la moquette.

Puis il négocia un tournant qui devait le conduire à la bretelle débouchant sur la M25, qu’il quitterait ensuite pour prendre la M40 jusque dans l’Oxfordshire.

Mais il s’était passé quelque chose sur la M25. Quelque chose qui faisait mal aux yeux quand on le regardait en face.

De ce qui avait été le périphérique M25 de Londres, montait une psalmodie sourde, un bruit composé de multiples lignes mélodiques : klaxons de voitures, moteurs, sirènes, le bip des téléphones portables, et le hurlement des jeunes enfants captifs de leur ceinture de sécurité sur le siège arrière depuis une éternité. « Salut à toi, Bête immense, dévoreuse de mondes », répétait sans cesse le cantique, dans la langue secrète des Prêtres Noirs de l’Ancienne Mu.


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