— Ce n’est pas une couverture. Pas plus que le processus décrit dans la presse populaire, d’ailleurs. Le but recherché n’est pas d’obtenir des copies conformes de certains individus mais de dupliquer leurs capacités. La méthode ne serait d’aucune utilité à quelqu’un qui souhaiterait retrouver un parent décédé, par exemple. Lorsqu’il s’agit d’un Spécial, ce sont ses possibilités que l’on veut récupérer. Vous connaissez tous l’expérience effectuée sur le généset de Bok.
Estelle Bok. La femme dont les travaux avaient ouvert la voie au supraluminique.
— Ils ont essayé, dit Corain. Mais cela s’est soldé par un échec.
— Si le clone possédait un esprit exceptionnel, ce n’était pas celui du modèle. Le double était plus doué en musique qu’en physique, et la publicité faite autour de cette affaire a traumatisé la deuxième Bok. Les derniers temps, elle ne suivait plus sa cure de réjuv ; elle ne s’en inquiétait que quand les effets de la sénescence commençaient à se faire sentir et qu’elle y était contrainte. Elle s’est détruite ainsi, pour finir par mourir à quatre-vingt-douze ans. Elle ne sortait même plus de sa chambre, au cours des dernières années de sa vie.
» À l’époque, nous n’avions pas les appareils dont nous disposons de nos jours et, surtout, les enregistrements. Le travail que le D r Emory a effectué pendant la guerre sur la chimie organiquec
» Le corps humain possède des régulateurs internes chargés de contrôler l’activité sexuelle, la croissance, et les défenses immunitaires. Mais le vécu a un impact sur le métabolisme établi par le code génétique. Tout cela est décrit en détail dans des revues spécialisées. Je pourrai vous fournir les références, si vous le souhaitezc
— Vos explications sont très claires, déclara Corain. Continuez, je vous prie.
— Nous savons à présent des choses que nous ignorions lors du clonage de Bok. Si le programme en cours est à la hauteur des espérances du D r Emory, il sera possible de recréer des capacités identiques dans les mêmes domaines. Le processus fait entrer en ligne de compte la génétique et l’endocrinologie, et il réclame de nombreux contrôles physiologiques et psychologiques. Et il faut surtout disposer d’un grand nombre d’enregistrements se rapportant au modèle. Je ne suis pas au courant de tous les détails. C’est le projet du D r Emory. Il est confidentiel et relève d’une branche scientifique éloignée de la mienne. Mais je sais que ces travaux sont sérieux et qu’une telle expérience est réalisable en fonction des possibilités actuelles de la science. Elle comporte des risques mais nous sommes tous soumis aux mêmes contraintes en ce domaine : le chercheur doit vivre assez longtemps pour pouvoir tirer des conclusions de ses essais, et le D r Emory n’est plus très jeune. Il faut une quinzaine d’années pour créer un simple azi. Dans le cas de Rubin, le projet prendra au moins vingt ans. Vous voyez la difficulté. Elle doit brûler les étapes.
— Problèmes de santé ? s’enquit Corain.
Il se remémora l’altération subtile du teint d’Emory, sa perte de poids. La réjuv était efficace pendant un nombre d’années imprévisible. Une fois que ses effets commençaient à s’atténuerc les problèmes débutaient. Et les ans revenaient prendre leur revanche.
Warrick cessa de le regarder dans les yeux. Il n’était pas disposé à répondre franchement à cette question ; Corain le devina avant même que son interlocuteur n’eût rouvert la bouche. Il avait été trop loin.
— Dans notre domaine d’activités, la crainte de la mort devient un souci croissant à partir d’un certain âge. J’ai simplement parlé du tempsnécessaire pour mener à bien de tels projets.
— Que pensez-vous de celui-ci ? s’enquit Gorodin.
— Il est très important, pour elle. C’est l’aboutissement de toutes ses théories, comprenez-vous, le fruit de toutes ses recherches sur les systèmes endocrinien et génétique, sur les structures psychiques.
— Emory est une Spéciale. Elle peut réclamer tout ce dont elle a besoin, ou presquec
— Hormis l’attribution du statut de Spécial à son cobaye, alors que ce serait le seul moyen de l’isoler et de le protéger contre ce qui est arrivé à Bok. Je partage son point de vue, quand elle s’oppose au clonage d’un chercheur résidant à Reseune. La réplique s’y trouvera, mais pas le modèle. Ce dernier est jeune, ce qui constitue une condition indispensable. En plus d’être un individu brillant, il est né à bord d’une station et ses moindres faits et gestes – même lorsqu’il s’est servi une boisson à un distributeur automatique – ont été enregistrés et figurent dans les archives. Il souffre en outre d’une déficience immunitaire et nous disposons d’un dossier médical très complet qui remonte à sa prime enfance. C’est le plus important. Ari n’a pas besoin de l’aval du Conseil mais, sans la protection offerte par un statut de Spécial, certaines décisions prises par le gouvernement local de Lointaine pourraient remettre les résultats en question.
— Rubin en est-il conscient ?
— Il sait qu’il servira de sujet de contrôle pour une expérience mais le clone ignorera jusqu’à son existence tant qu’il n’aura pas atteint l’âge actuel de cet homme.
— Trouvez-vous ce projet valable ?
Warrick prit son temps avant de répondre :
— Même si la réplique n’est pas la copie conforme de l’original, ces travaux seront profitables à la science.
— Mais vous avez des réserves à formuler, intervint Lu.
— Je ne pense pas que Rubin puisse en pâtir. C’est un scientifique. Il sait ce qu’on attend de lui. Mais je m’opposerai à toute rencontre de ces deux hommes, même dans un avenir éloigné. Je compte d’ailleurs exprimer clairement mon point de vue à ce sujet. Mais je soutiendrai ce programme.
— Ce ne sont pas vos travaux.
— Ils n’incluent aucune de mes recherches, c’est exact.
— Votre fils, intervint Corain. Je crois savoir qu’il travaille en étroite collaboration avec le D r Emory.
— Justin poursuit ses études de concepteur de bandes. C’est au D r Emory de décider s’il apportera ou non sa contribution à une telle expérience. Ce serait pour lui une opportunité de démontrer sa valeur et, à condition qu’il s’acquitte de cette tâche, de demander son transfert à l’annexe de Lointaine. J’aimerais qu’il y parvienne.
Pourquoi ?se demanda Corain. Il regretta de ne pas oser poser cette question, mais il existait des limites à ne pas franchir en présence d’un informateur plein de bonne volonté et il circulait sur le compte d’Emory des rumeurs dont nul n’avait cependant apporté la moindre preuve.
— Un statut d’étudiant n’est pas le même à Reseune que dans une simple université, fit remarquer Lu.
— Oui, la différence est considérable, répondit Warrick.
Toute spontanéité avait déserté son visage. Il se tenait désormais sur ses gardes et plaçait ses expressions et ses réactions sous contrôle.
— Et quels sentiments vous inspire le projet Espoir ? s’enquit Corain.
— Est-ce une question d’ordre politique ?
— Oui.
— C’est un domaine que je prends soin d’éviter, hormis en tant que sujet d’étude.
Il baissa les yeux, puis les releva sur Corain.
— Reseune ne dépend plus du commerce des azis. Nous pourrions vivre de nos recherches, avec ou sans nouvelles colonies. Il existe un indéniable besoin pour ce que nous faisons, quel que soit le destin des autres labosc qui ne pourraient pas nous concurrencer, quoi qu’il en soit. Notre avance est bien trop importante dans tous les domaines. Les bénéfices s’en trouveraient réduits, mais ils resteraient malgré tout largement suffisants. Ce n’est pas sur le plan économique que je m’inquiète. Il faudra se revoir pour en discuter, un de ces jours.
Corain cilla, surpris. Il ne s’était pas attendu à ce qu’un chercheur de Reseune pût lui faire une telle proposition. Il fourra les mains dans les poches de sa veste et regarda les autres.