— Le P rWarrick pourrait-il s’abstenir d’aller à cette autre réunion sans que cela paraisse suspect ?
— Aucun problème, répondit Lu avant d’ajouter : Si c’est le souhait du principal intéressé, cela va de soi.
Warrick prit une inspiration puis posa sa mallette sur le sol et tira un fauteuil vers la table de conférences.
— Entendu, déclara-t-il en se laissant choir dans le siège.
Corain s’assit à son tour. Gorodin et Lu prirent place en bout de table.
L’expression de Warrick ne révélait toujours rien de ses intentions.
— Je connais ces messieurs, dit-il en lorgnant les militaires. Et je vous connais de réputation, conseiller Corain. Je sais que vous êtes un homme intègre. Ce que je vais dire pourrait avoir pour moi dec graves conséquences. J’espère que vous ne déformerez pas mes propos et que vous ne les attribuerez pas à une quelconque animosité personnelle. Il est exact que je ne suis pas toujours du même avis que le D r Emory. Vous comprenezc lorsqu’on travaille à Reseune il est parfois nécessaire de prendre des décisions délicates. Nous procédons à des expérimentations sur des êtres humains. Dans certaines situations, il n’existe aucun précédent. Faute de disposer d’une éthique, nous devons alors nous fier à notre jugement, et les avis peuvent être contraires.
» Le D r Emory et moi avons euc un peu plus d’accrochages que la moyenne. J’ai même écrit quelques articles dirigés contre cette femme. Je m’oppose àc certains aspects de ses travaux. Et si elle découvre que je vous ai fait des confidences elle pensera que j’ai voulu lui nuire. Mais j’espère sincèrement que vous lui accorderez la possibilité de réaliser le projet Lointaine. Son financement sera assuré par Reseune et le gouvernement n’aura qu’à accorder ce statutc
— Faire d’un homme un Spécial pour les besoins d’une expérience constituerait un précédent regrettable. Je parle de prendre une telle mesure pour pouvoir limiter ses déplacements.
— Je veux être transféré hors de Reseune avec mon fils.
Corain cessa de respirer, un court instant.
— Vous êtes un Spécial, au même titre que cette femme.
— Mais je ne suis pas un politicien. Je n’ai pas autant d’influence qu’elle. Emory prétendra que ma présence est indispensable, en avançant comme arguments tout ce qui m’a valu ce statutc et je dois rester là où le gouvernement estime que je suis le plus utile. Jusqu’à présent, il a jugé que c’était à Reseune. Mon fils collabore à ce programme pour deux raisons : premièrement, parce que c’est sa spécialité et que cette femme est la meilleure ; deuxièmement, parce qu’il est mon fils, qu’Ari veut avoir sur moi un moyen de pression, et que je n’ai pas la moindre influence sur ce qui relève de la politique interne des labos. Je compte tout faire pour recouvrer ma liberté et, sitôt hors de Reseune, demander que mon fils soit affecté à un autre projet pour des raisons personnelles. C’est entre autres pour cela que je souhaite voir construire les installations de Lointaine. Ce serait une excellente chose tant pour l’État que pour Reseune. Surtout pour Reseune.
— Il pourrait en résulter des changements. Est-ce le fond de votre pensée ?
— Je ne porte aucune accusation. Et je vous interdis de répéter mes propos à qui que ce soit. J’estime simplement qu’Ari détient un pouvoir bien trop grand, tant à Reseune que hors des labos. Je ne remets pas en question sa contribution aux progrès de la science. Sur un plan professionnel, je n’ai pas eu le moindre accrochage avec elle. Mais je sais comment tout fonctionne, là-bas, et c’est pourquoi trouver des appuis politiques me paraît constituer l’unique moyen de me dégager d’une situation qui devient de plus en plusc explosive.
Il convenait d’être prudent, très prudent. Corain occupait un poste gouvernemental depuis vingt ans et il avait appris à ne pas interpréter de telles déclarations au premier degré. Et à ne pas risquer d’effrayer un témoin jusqu’alors plein de bonne volonté. Aussi de-manda-t-il :
— Que désirez-vous exactement, professeur Warrick ?
— Voir ce projet aboutir, puis déposer une demande de transfert. Emory s’y opposera. J’aimerais pouvoir bénéficier d’un soutienc quand je ferai appel.
Warrick se racla la gorge. Ses doigts étaient serrés, annelés de blanc.
— À Reseune, la situation devient intolérable. Un départ seraitc tout ce que je peux souhaiter. Je vous avouerais quec je n’approuve pas ce projet d’expansion. Je partage le point de vue de Berger et de Shlegey : il ne peut rien résulter de bon d’une telle dispersion hâtive de l’humanité. Nous venons à peine de mettre un terme à un surpeuplement catastrophique et nous ne sommes pasles colons qui ont quitté la Terre, nous ne sommes pasles hommes qui sont partis de Station Gloire, et nous ne sommes pastels que les fondateurs nous avaient imaginés. Et si nous accentuons encore cette tendance un fossé se creusera entre nous et nos descendantsc et il ne faudra pas compter sur un miracle, Estelle Bok, ou les progrès de la science pour combler cet abîme. C’est mon point de vue, mais je ne peux l’exprimer tant que je reste à Reseune.
— Nous diriez-vous que la liberté d’expression y est limitée ?
— Je dis simplement que j’ai d’excellentes raisons de me taire. Je précise en outre que si les médias ont vent de cette conversation je m’empresserai de tout démentir et de soutenir la position officielle des labos.
— Dois-je en déduire que c’est ce transfert que vous souhaitez obtenir de nous ?
— Oui, conseiller. Mon départ. Puis celui de mon fils. Ensuite, je pourrai exprimer mes opinions. Me comprenez-vous ? La plupart des gens assez qualifiés pour pouvoir émettre un avis digne de foi contre le projet Espoir sont à Reseune. Faute de voix s’élevant au sein même du bureau des Sciences, sans articles publiésc de telles idées manquent de poids. Les xénologues sont divisés. Les arguments les plus décisifs relèvent de notre domaine. Vous ne disposez pasd’une majorité au sein du Conseil. C’est le bureau des Sciences que vous devez gagner à votre cause, l’électorat d’Ari Emory. Ceci,ce projet de psychogenèse, lui tient à cœur. À tel point qu’elle ne laisse même pas ses assistants s’en occuper. Le facteur temps, à nouveau. D’un côté, nous en avons si peu pendant notre vie. De l’autrec une expérience qui porte sur l’existence humaine est scindée par une multitude de parenthèses et de points, alors que seul le temps permet d’obtenir des résultats.
— Ce qui signifie que nous devrons encore compter avec elle.
— Elle fera partie du Conseil jusqu’à la fin de ses jours. Et c’est pourquoi je pense que nous devrions tous tirer parti de son désir de créer une annexe à Lointaine. J’aimerais prendre position à vos côtés. Des critiques provenant de l’intérieur même de Reseune – surtout de la part d’un autre Spécial – auraient beaucoup de poids auprès du bureau des Sciences. Mais je ne peux rien faire pour l’instant, compte tenu de ma situation.
— Il est important de savoir si le projet Rubin a des chances d’aboutir, intervint Gorodin. S’il est solide.
— Il est probable qu’elle le mènera à bon terme, amiral. Cette entreprise est plus valable que l’expérience tentée avec Bok. Vous devez savoir qu’il est rare de créer des Spéciaux à partir d’un généset. Même nos gènes sont légalement protégés. En pratique, c’est toujours le vieux problème de « l’étroite frontière » qui sépare le génie de la folie. Ces craintes ne sont pas infondées, notez bien. Quand nous créons des azis, les types Alpha nécessitent bien plus de contrôles et d’ajustements que les autres. Ce qui a cloché dans le cas du clone de Bok, c’est ce qui aurait pu arriver si cette femme avait eu d’autres expériences, si elle n’avait pas été soumise à des influences dont nous n’avons gardé aucune trace. Nos chances de réussir la duplication d’un Spécial toujours en vie sont bien plus grandes. Nous disposons de renseignements plus complets sur Rubin. Bok est arrivée avec les autres colons et son dossier est reparti à bord du vaisseau, qui a été ensuite détruit. Trop d’informations ont disparu, trop de faits n’ont jamais été enregistrés. J’ignore s’il sera un jour possible de reconstituer le génie de Bok, mais cela ne pourra se faire dans le cadre d’un projet tel que celui-là. D’autre part, reproduire par exemple Kleigmann et bénéficier de son génie pendant un siècle et demi supplémentaire, voilà qui serait vraiment positif.