Il vida son esprit, laissant glisser son regard à la surface de la plaine blanche et nue. La beauté stérile du désert lui amena un sanglot dans la gorge. Comme il aimait ce vide brûlant, cette nudité aride et morte des pierres recuites, fendillées. C’était un espace vierge, un néant poignant dont maître Razza lui avait appris la fulgurante splendeur. Sous le casque de caoutchouc son visage se contracta. Et dire que dans quelques semaines à peine la pluie allait détruire tout cela ! Les averses incessantes pénétreraient lentement la croûte de sable durci, la détremperaient. Les graines endormies très loin sous la surface, là où les rayons du soleil ne risquaient pas de les consumer, bourgeonneraient, lançant les tentacules de leurs surgeons vers le ciel chargé de nuages. En un temps incroyablement court, l’horreur végétale envahirait le désert. Des arbres, des plantes, de l’herbe… Tout un monde grouillant et mou de nervures, de limbes de sève gluante. Les forêts, les prairies dévoreraient la majestueuse nudité des sables, le chancre végétal couvrirait la planète jusqu’à l’horizon, ce serait le temps de la pluie, de l’humidité permanente, de la rosée. Une moiteur insupportable saturerait l’atmosphère en une buée nauséabonde aux relents d’humus pourrissant. Comble de dégoût, les fleurs épanouiraient leurs corolles criardes, leurs pétales en buissons de parfums fétides…
Oui, la nature passerait à l’attaque… L’horrible nature, née de l’eau, née du pissat des nuées porteuses d’orage. Et les torrents ! Les étangs, les lacs, les fleuves ! Leurs lits desséchés s’empliraient à nouveau d’un flot roulant crêté d’écume… Pour les habitants de la falaise commencerait alors le temps de l’angoisse. Au fond des grottes, les patrouilles scruteraient les parois, traquant les infiltrations, la sueur malsaine de l’humidité. Ce serait l’époque des feux asséchants, des brasiers jalousement entretenus. Les seins des esclaves hydrovores doubleraient de volume, deviendraient des boules de chair tendue où se découperaient les deltas des veines.
Dehors, au seuil des cavernes, rôderaient la mort, les dragons réveillés par la pluie, les dragons au ventre creusé par l’hibernation. Alors des femmes, des enfants, commenceraient à disparaître.
Nath crispa les poings, et le latex à demi dissous des gants lui poissa les paumes.
Six mois. Il faudrait patienter six mois avant que ne se ranime l’ardeur du soleil, avant que l’astre ne retrouve son incandescence. Alors, sa brûlure assécherait la végétation ; les feuilles jauniraient enfin, se racorniraient telles des mues de serpent. Le bois deviendrait cassant, l’herbe se changerait en une pauvre toison de paille. Les fleurs aux pétales roussis n’offriraient plus que la béance de leurs calices morts. Avec la chaleur retrouvée se lèveraient les premiers incendies de forêt qui accéléreraient la destruction des forêts.
On sortirait des grottes ! Les survivants de la falaise se hisseraient au seuil des cavernes pour contempler la course purificatrice des flammes sur la ligne d’horizon. L’affreuse pilosité végétale aurait vécu, les jungles brûlées laisseraient la place au désert renaissant, au vide, à l’été… Les dragons, prédateurs de la pluie, fuiraient la fournaise pour chercher refuge dans l’hibernation, la vie suspendue des pierres fossiles.
L’époque du feu accueillerait les fils du feu pour un semestre de vie insouciante. Puis le cycle amorcerait une nouvelle révolution, et le combat reprendrait.
Nath s’ébroua. Le soleil sombrait derrière les dunes. D’un signe il commanda à la jeune esclave d’organiser le bivouac.
Perdu dans ses pensées il avait chevauché quatre heures sans la moindre halte. A présent les montures trébuchaient, les naseaux au ras du sable. Il sauta sur le sol, déboucla la selle, les harnais, et se défit de l’armure molle. Boa vint l’aider, époussetant chaque pièce, talquant heaume, cuissards, jambières, avant de les rouler précautionneusement dans leur coffre de bois. Nath resta torse nu ; il avait la peau brune, sa jeunesse se trahissait par une absence de pilosité pectorale et un grain soyeux rappelant à s’y méprendre la chair des filles. Déjà Boa désharnachait le cheval de bât. Nath ne put retenir un sursaut lorsqu’il la vit poser sur le sable les caissons de cuir molletonné. Il faillit crier « Attention ! », mais c’était inutile, l’esclave ne commettrait aucune erreur, elle avait été soigneusement dressée à effectuer de telles manipulations. Boa creusa le sol des deux mains, déposa les dangereux étuis dans la cavité ainsi ménagée et recouvrit le tout d’une épaisse couche poudreuse. Ses seins très développés la gênaient dans ses mouvements, et sa nervosité se trahissait aux tressaillements des mèches érectiles ruisselant sur ses reins.
Nath se baissa, chercha le livre des pénitences dans les fontes de sa selle. Le mince volume présentait une reliure graisseuse et mal tannée, un cuir à grosses nervures qui empestait encore le suint malgré les années. Il le tendit à la jeune fille d’un geste brusque.
Boa eut un sursaut et leva les sourcils, décontenancée. Nath crut un instant qu’elle allait refuser, mais c’était impossible, on l’avait trop bien conditionnée à obéir. Elle prit le recueil et en caressa la tranche d’un doigt hésitant. Une longue mèche noire cinglait ses fesses d’un mouvement régulier, telle la queue d’un félin qui frappe le sol au rythme de son énervement. Boa finit par ouvrir le livre au hasard, faisant geindre la reliure durcie par le temps, parcourut la page sans trahir aucune émotion et retourna le volume pour que Nath puisse à son tour prendre connaissance du sonnet. Le jeune homme veilla à demeurer impassible comme Razza le leur avait appris, puis s’agenouilla. La mortification faisait partie intégrante du code d’honneur des chevaliers-quêteurs, l’apprentissage quasi quotidien de la douleur fortifiait le mépris de la mort et l’indifférence à la souffrance.
Boa avait sorti d’une sacoche un minuscule pot de grès obturé par un bouchon de toile imperméable qu’elle fit sauter, révélant une pâte rouge foncé où était plantée une petite spatule de corne. Elle s’en empara et, cueillant une noisette du produit, en badigeonna le torse de Nath. Au début il ne sentit qu’un fourmillement diffus, puis la douleur éclata. Il cambra les reins sous l’assaut, les dents soudées pour ne laisser filtrer aucune plainte. Boa se détourna, rangea le récipient dans un coffret porte-onguents et acheva les préparatifs du bivouac.
Nath oscillait, dévoré par la morsure de la gelée de piment. C’était pire que la brûlure du soleil de midi à travers l’épaisseur d’une loupe. Si son corps avait contenu assez d’humidité, il aurait pleuréde souffrance, ou urinédans ses chausses, mais il faisait partie des fils du soleil et ces débordements liquides lui étaient inconnus.
Lorsqu’il eut dompté le baiser dévorant de la punition il se roula dans sa couverture et posa la tête sur sa selle. Il se sentait vidé.
« J’ai triomphé de la douleur, songea-t-il avec satisfaction, maintenant je suis beaucoup plus fort qu’il y a une heure ! »
Le tombeau des dieux nains
Boa le secoua au milieu de la nuit, et comme il éprouvait quelque difficulté à émerger du sommeil, lui planta ses ongles dans les épaules. Nath sursauta, mais l’esclave le bâillonna de la paume pour étouffer ses récriminations. Elle avait jeté du sable sur les braises du bivouac et ils n’étaient plus éclairés que par la lueur des étoiles. Le visage de la jeune écuyère reflétait l’inquiétude, et ses narines palpitaient plus vite qu’à l’accoutumée. Elle se toucha l’oreille droite et désigna le mur d’obscurité qui les encerclait. Elle avait probablement entendu quelque chose, des pas, peut-être un chuchotement…