Nath repoussa la couverture et rampa vers une anfractuosité de la roche. Boa l’imita, ils progressèrent de concert, hanche contre hanche, épaule contre épaule. Il remarqua encore une fois que la poitrine hypertrophiée de la femme entravait ses mouvements de reptation.
Quand leurs omoplates s’égratignèrent sur les aspérités des rocs, Boa se retourna sur le dos et lui tendit la courte épée qu’elle avait eu le réflexe de prélever sur l’équipement de survie. Nath se maudit de n’y avoir point songé, et son humiliation se changea en irritation. Il arracha l’arme des mains de l’esclave plus sèchement qu’il n’aurait dû. Tout de suite après l’inquiétude le reprit et il s’efforça de tendre l’oreille. A présent les chevaux eux-mêmes s’agitaient en tirant sur leur longe. Nath serra les doigts sur la poignée du glaive. Le vent de la nuit soufflait sur les dunes, remaniant sans cesse leur profil, et son haleine chantait sur une note uniforme. Il en allait autrement des craquements de bois mort provenant des brindilles desséchées par le soleil, et qui parsemaient le sol, vestiges de la dernière saison verte. Seul un être se déplaçant dans les ténèbres pouvait les faire bruire de cette façon régulière, un être à l’affût, un fauve guettant sa proie, ou… un dragon ?
Nath haussa les épaules. C’était idiot, aucun de leurs ennemis héréditaires ne serait en état de se mettre en chasse avant la première pluie. Non, c’était autre chose… Mais quoi ? On racontait tant d’histoires sur les créatures peuplant le désert qu’il devenait difficile de démêler le vrai du faux. Comme le lui avait enseigné maître Razza, il cingla le rocher du plat de la lame à plusieurs reprises, faisant naître une stridence métallique aux limites du supportable, dont l’écho porta loin sur la plaine de sable. Ce n’était à vrai dire qu’un rituel d’intimidation fort classique, un moyen comme un autre de faire savoir qu’on se trouvait en possession d’une arme d’acier prête à servir. Si l’adversaire n’avait pour tout équipement qu’un épieu de bois ou une massue de silex, il se le tenait généralement pour dit et filait sans demander son reste.
Les craquements cessèrent une minute, puis reprirent, amorçant un mouvement tournant. Cette fois aucun doute n’était plus permis, des yeux les guettaient dans les ténèbres. Nath voulut se redresser mais la main de Boa s’appesantit sur son épaule. Il hésita à la repousser, puis s’aperçut que les pas s’éloignaient. La menace invisible regagnait lentement le fourreau de la nuit. Le jeune homme demeura perplexe. Une bête ? Mais il y avait peu d’animaux dans le désert à la saison chaude, tout juste de petits reptiles, inoffensifs pour la plupart, et, excepté les chevaliers-quêteurs, on ne pouvait guère rencontrer que les dragons et leurs maîtres pour l’heure endormis du sommeil de la pierre. Alors ?
Il planta sa lame dans le sol avec mauvaise humeur. Le double fil crissa en forant son trou dans la poussière de silice, lui hérissant encore plus les nerfs.
Boa se déplaça à quatre pattes en direction du foyer éteint et s’assit sur ses talons, se noircissant les genoux aux brandons charbonneux. Elle allait rester ainsi jusqu’à l’aurore, Nath en eut la certitude, veillant sur le sommeil de son maître, et demain elle devrait s’attacher au dosseret de sa selle pour ne pas tomber de cheval lorsque ses yeux se fermeraient tout seuls.
Il jura entre ses dents. A certains moments, il avait l’impression que Boa le maternait comme un enfant, bien qu’il fût plus âgé qu’elle ; à d’autres qu’elle s’acquittait de sa tâche avec un zèle suspect, un peu condescendant, comme si par son empressement et la qualité de son service elle tentait de lui démontrer la supériorité réelle de ses réflexes et de son esprit d’initiative.
Il chercha la couverture, s’en enveloppa.
Cette fois il dormit sans mauvaise surprise jusqu’au lever du soleil. Lorsqu’il s’éveilla les montures étaient déjà sellées, le paquetage réparti en charges égales, et les dangereux caissons de cuir molletonné sanglés sur la croupe du cheval de bât.
En mettant le pied à l’étrier, Nath se rappela les paroles de Razza, lors des premières séances d’initiation.
« Le nom de notre peuple contient toute notre histoire, mes enfants. Il vient d’une antique langue dont on ne sait plus rien aujourd’hui ; un dialecte oublié, peut-être né de la bouche même d’un dieu, qui sait ? Nous sommes des Hydrophobes, entendez-vous ? Hydrophobes… Ecoutez pleurer chacune de ces syllabes, elles chantent notre damnation. Hydroest la déformation du vocable Hudôr, qui signifie « eau ». Quant à phobe, il est le produit de phobos, la « crainte »… Nous sommes ceux qui craignent l’eau, ceux que l’élément liquide peut tuer, ou conduire à la déchéance physique. Oui, l’eau fera de vous des monstres, mes fils, des êtres d’horreur qui fuiront leurs semblables. Votre corps, votre organisme, sont conçus pour vivre en harmonie avec le désert, avec la sécheresse. Vos tissus cellulaires n’ont besoin que d’une infime dose d’humidité pour échapper à la déshydratation, il vous suffit de la fraîcheur d’une grotte, de quelques gouttes d’eau sur la langue pour régénérer votre métabolisme. Le contenu d’une gourde suffirait à faire vivre une tribu de cent personnes au milieu des sables pendant dix ans.
» Je dis la vérité. Au soir d’une longue course à travers les dunes, au terme d’une semaine de marche incessante en plein soleil, il n’est besoin que d’une perle d’eau sur le bout de votre langue pour que s’éteigne votre soif… Vous ne connaissez pas l’ignoble pratique qu’on appelle « boire » et qui consiste à se gorger comme une outre, à remplir ses viscères d’une effroyable quantité de liquide qui, en clapotant au fond des ventres, transforme les êtres en barriques ambulantes. Non, les dieux de l’aridité vous ont préservés de cette ignominie ! Apprenez à leur en être toujours reconnaissants…
» Pourtant, d’autres que nous ont érigé cette perversion en système. Ils se remplissent par le haut, se vident par le bas. Toutes les heures il leur faut absorber d’incroyables doses de « boissons » : deux verres, trois verres… Quelquefois davantage ! Ne vous récriez pas ! Je n’exagère nullement ! J’ai vu, les dieux m’en sont témoins, j’ai vu un homme avaler sous mes yeux le contenu de deux gobelets en l’espace d’un quart d’heure alors qu’il faisait à peine 70°en plein soleil ! Cela peut paraître fou, insensé, mais que vos jeunes esprits m’accordent leur confiance. Je suis formel : de telles choses existentet nous devons les craindre !
» Oui, des races vivent ainsi, esclaves de l’humidité, du flot perpétuel. Réservoirs vivants où marinent en permanence des fluides qu’il leur faut éliminer par le bas du ventre ! Je vois vos visages se convulser de dégoût, mais il est de mon devoir de vous dévoiler la laideur de ces organismes dégénérés ! Je le répète : ils se vident au moyen de leur pénis ! Rabaissant l’organe sacré de la procréation au stade de tuyau de vidange ! Malheur sur eux ! Créatures abominables qui confondent déjection et fécondation, qui souillent ainsi la partie la plus noble de leur corps : celle qui donne la vie.
» Comment leurs femmes peuvent-elles accepter de se reproduire dans de telles conditions, me direz-vous ? Mais parce qu’elles sont coutumières de la même pratique ! N’oubliez jamais mes paroles : aucun d’entre eux ne peut être épargné. Ils sont la souillure, et vous – fils de la sécheresse – ne devez avoir en tête qu’un seul but : les détruire avant qu’ils ne nous anéantissent… Vous êtes la pureté. Le soleil vous nourrit : son flux lumineux absorbé quotidiennement par votre épiderme se change en apport calorifique. Vous vous alimentez de ses rayons, vous mangez sa lumière. Chaque bande du spectre vous apporte un élément vital différent, qui reconstitue vos réserves bioénergétiques initiales. Vos parents vous l’ont enseigné : on ne s’alimente par la bouche qu’à la saison des pluies, lorsque le soleil a déserté le ciel, que les nuages porteurs de pluie nous mitraillent de leurs salves mortelles, et qu’il nous faut chercher refuge au creux des cavernes.