– Tu entends ça, Clovis ? Un type canon et intelligent veut m’inviter à dîner ! Un prof de philo sexy a craqué sur moi ! annonça-t-elle avec emphase au chien qui sommeillait au pied de son lit.
S’il en fallait plus pour émouvoir le shar-pei, celui-ci émit néanmoins un grognement de courtoisie.
Emma exultait. Elle avait passé une soirée aussi parfaite qu’inattendue. En quelques courriels, Matthew Shapiro avait remis du soleil et de la confiance dans sa vie. Et demain soir, elle le rencontrerait en chair et en os. Sauf que demain soir… elle travaillait.
Soudain inquiète, Emma se redressa sur son oreiller et manqua de renverser sa tasse de verveine. C’était la grande contrainte de son métier : elle ne disposait pas de ses soirées. Il lui restait encore des congés à prendre, mais elle ne pouvait pas les poser du jour au lendemain. La procédure était complexe et, dans la restauration, le mois de décembre était très chargé.
Elle réfléchit un instant et décida de ne pas s’en faire. Elle demanderait à un de ses collègues de la remplacer pour le service du soir. C’était compliqué, mais jouable. Dans tous les cas, il était hors de question qu’elle rate son « rendez-vous galant », comme aurait dit sa grand-mère.
C’est donc avec un grand sourire qu’elle rédigea le dernier mail de la soirée :
De :Emma Lovenstein
À :Matthew Shapiro
Objet :Re : Invitation
C’est entendu, Matthew. Je ferai en sorte de me libérer.
Merci pour cette agréable soirée.
À demain soir donc !
Dormez bien.
P-S : J’adore les lasagnes et les arancini…
Et le tiramisu aussi !
1- Gravure japonaise érotique.
2- Un abri de la tempête.
3- Massachusetts General Hospital : grand hôpital public universitaire de Boston.
Deuxième jour
5
Entre eux deux
Même pour jouer son propre rôle, il faut se maquiller.
Stanislaw Jerzy LEC
Le lendemain
Boston
12 h 15
Matthew ferma la porte derrière lui et descendit la volée de marches qui séparait la maison de la rue.
S’il avait plu la nuit précédente, le soleil inondait à présent les ruelles de Beacon Hill. Des odeurs de sous-bois flottaient sur Louisburg Square et des rayons orangés rehaussaient les couleurs automnales du parc. Son sac besace en bandoulière, il chaussa un casque aérodynamique, enfourcha son vélo et donna quelques coups de pédale en sifflotant pour rejoindre Pinckney Street. Depuis quand n’avait-il pas eu le cœur aussi léger ? Pendant un an, il avait vécu comme un spectre, mais ce matin, il s’était réveillé avec l’esprit clair. Il avait donné trois heures de cours de soutien à l’université et avait plaisanté avec ses élèves, retrouvant le plaisir d’enseigner dans la bonne humeur.
La main de fer s’était desserrée dans son ventre. Il sentait la vie qui tourbillonnait autour de lui et, de nouveau, il avait l’impression de prendre part à ce mouvement. Grisé par cette sensation retrouvée, il prit de la vitesse et négocia harmonieusement le virage qui obliquait vers Brimmer Street. Le vent soufflait sur son visage. Il accéléra encore en apercevant le Public Garden, faisant corps avec son vélo, fendant l’air dans un sentiment enivrant de liberté. Il savoura cet instant, longea le parc en roue libre, jusqu’à ce qu’il tourne à droite pour rejoindre Newbury Street.
Bordée de cafés chic, de galeries d’art et de boutiques de mode, l’artère était l’un des endroits les plus courus de Back Bay. Par beau temps, ses terrasses étaient prises d’assaut au moment du déjeuner. Matthew attacha son vélo devant une élégante brownstoneen grès sombre dont le rez-de-chaussée avait été aménagé en restaurant. Le Bistro 66 était sa cantine lorsqu’il déjeunait avec April. Il restait une place à l’extérieur qu’il s’empressa d’occuper après avoir fait un signe au serveur. Une fois assis, il tira son nouvel ordinateur portable de son sac et se connecta au réseau Wi-Fi de l’établissement. En quelques clics, il réserva un billet d’avion pour New York sur le site de Delta Airlines. Le vol de 17 h 15 lui permettait de se poser à JFK à 19 heures. Juste à temps pour être à l’heure à son dîner avec Emma. Dans la foulée, il appela Le Numéro 5 et tomba sur son amie Connie. Ils ne s’étaient plus vus depuis longtemps. Elle était ravie de l’avoir au bout du fil et avait mille choses à lui raconter, mais c’était le rush du déjeuner et l’un de ses serveurs était malade. Elle nota sa réservation et se réjouit de pouvoir lui parler plus tranquillement le soir même.
– Cette place est prise, jeune homme ?
Matthew raccrocha et adressa un clin d’œil à April.
– Elle est libre et n’attend que vous.
Elle s’installa sous le panneau radiant qui chauffait la terrasse et leva la main pour commander un verre de pinot gris et une assiette de crab cakes.
– Qu’est-ce que tu prends ?
– Une petite salade Caesar et une eau plate.
– Tu t’es mis au régime ?
– Je me réserve pour ce soir. Je dîne au restaurant.
– Sérieusement ? Tu as invité ta belle sommelière ? Félicitations, Matt, je suis fière de toi !
On leur apporta leurs boissons. April leva son verre et ils trinquèrent de bon cœur.
– Au fait, tu as prévu de porter quelle tenue ? demanda-t-elle d’un ton inquiet.
Matthew haussa les épaules.
– Eh bien, rien de spécial. Je pensais y aller comme ça.
Elle fronça les sourcils et le détailla des pieds à la tête.
– Avec un pantalon baggy trop large, un vieux sweat à capuche, des Converse d’ado et une parka militaire ? Tu plaisantes, j’espère ! Sans parler de ta tignasse touffue et de ta barbe d’homme de Neandertal.
– N’exagère pas, s’il te plaît.
– Mais je n’exagère pas, Matt ! Réfléchis cinq minutes : cette jeune femme travaille dans l’un des restaurants les plus réputés de Manhattan. Ses clients sont des hommes d’affaires, des personnalités de l’art et de la mode, des gens élégants et raffinés, tirés à quatre épingles. Elle va te prendre pour un cul-terreux ou un étudiant attardé.
– Mais je ne vais pas jouer à être quelqu’un d’autre !
Elle refusa ce raisonnement.
– Un premier rendez-vous, ça se prépare, c’est tout. Ça compte, les apparences : l’impression initiale est toujours celle qui restera gravée dans l’esprit des gens.
Matthew s’exaspéra.
– Aimer quelqu’un pour son apparence, c’est comme aimer un livre pour sa reliure1 !
– C’est ça : gargarise-toi avec tes citations. N’empêche que tu feras moins le fier, ce soir…
Il poussa un soupir et son visage se rembrunit. Il se roula une cigarette, résista à l’envie de l’allumer et, après quelques secondes de réflexion, finit par capituler :
– Bon, peut-être que tu pourrais me donner deux, trois conseils…
*
New York
13 heures
– Lovenstein, vous avez perdu les pédales ! hurla Peter Benedict en poussant la porte translucide de la cave de l’Imperator.