Le chef sommelier avança d’un pas rapide vers sa subordonnée qui rangeait des bouteilles dans un casier métallique.

            – En quel honneur avez-vous pris l’initiative d’acheter ces vins ? cria-t-il en brandissant une feuille imprimée sur du papier crème.

            Emma jeta un coup d’œil au document. C’était une facture à l’en-tête d’un site de vente en ligne spécialisé dans des crus d’exception. Elle mentionnait la commande de trois bouteilles :

            1. Domaine de la Romanée Conti, 1991

            1. Ermitage Cuvée Cathelin, J.L. Chave, 1991

            1. Graacher Himmelreich, Auslese, Domaine J.J. Prüm, 1982

            Un bourgogne mythique et somptueux, une syrah racée et généreuse, un riesling complexe à la bouche suave. Trois grands crus dans des millésimes parfaits. Les trois meilleurs vins qu’elle ait goûtés de sa vie. Pourtant, ce n’était pas elle qui avait commandé ces bouteilles.

            – Je vous assure que je ne suis pour rien dans cette histoire, Peter.

            – Ne vous foutez pas de moi, Lovenstein : le bon de commande porte votre signature et la facture a été réglée avec les références bancaires de l’Imperator.

            – C’est impossible !

            Blanc de colère, Benedict poursuivit sa litanie de reproches.

            – Je viens d’appeler l’expéditeur qui m’a bien confirmé la livraison des bouteilles au restaurant. Alors je voudrais savoir où elles sont et vite !

            – Écoutez, il s’agit manifestement d’une erreur. Ce n’est pas grave. Il faut juste…

            – Pas grave ? Il y en a pour plus de 10 000 dollars !

            – C’est une grosse somme en effet, mais…

            – Débrouillez-vous comme il vous plaira, Lovenstein, mais je veux que cette ardoise soit effacée avant la fin de la journée ! aboya-t-il avant de pointer son doigt vers elle et de menacer : Sinon, c’est la porte !

            Sans attendre de réponse, il fit volte-face et quitta la cave.

            Emma resta quelques secondes immobile, abasourdie par la violence de l’altercation. Benedict était un sommelier de la vieille école qui trouvait que les femmes n’avaient rien à faire dans une cave. Il avait raison de se sentir menacé par son adjointe : avant son départ précipité, Jonathan Lempereur avait attribué la place de chef sommelier à Emma. La jeune femme aurait dû remplacer Benedict au début de cette année, mais il avait réussi à faire annuler cette promotion auprès de la nouvelle direction. Depuis, Benedict n’avait qu’une idée en tête : pousser sa jeune collègue à la faute pour pouvoir s’en débarrasser définitivement.

            Emma regardait la facture en se grattant la tête. Peter Benedict était aigri et vindicatif, mais il n’était pas assez fou pour monter une telle combine.

            Qui alors ?

            Les trois vins commandés ne l’avaient pas été par hasard. C’étaient les trois références qu’elle avait mentionnées la semaine précédente lors d’une rencontre avec un journaliste de la revue Wine Spectatorqui dressait des portraits de la nouvelle génération des sommeliers. Elle essaya de se souvenir : l’entretien s’était déroulé dans les bureaux du service Presse et Communication du restaurant sous l’œil de…

            Romuald Leblanc !

            Très remontée, Emma sortit de la cave en pressant le pas et prit l’ascenseur jusqu’à l’accueil. Sans se faire annoncer, elle débarqua dans le local du service de presse et demanda à parler au jeune stagiaire que l’Imperator avait embauché pour s’occuper de la maintenance informatique. Elle se rua dans le bureau qu’on venait de lui indiquer et referma la porte derrière elle.

            – À nous deux, binoclard !

            Surpris par cette intrusion, Romuald Leblanc sursauta derrière l’écran de son ordinateur. C’était un adolescent un peu enrobé, aux cheveux gras coupés au bol et au visage pâlot encadré par de grosses lunettes carrées à montures épaisses. Pieds nus dans ses tongs, il était vêtu de jeans troués et d’un hoodie à la propreté douteuse ouvert sur un tee-shirt Marvel.

            – Bonjour, mademoiselle euh… Lovenstein, l’accueillit-il avec un accent franchouillard.

            – Je vois que tu me reconnais, c’est un bon début, fit-elle en avançant vers lui, menaçante.

            Elle jeta un coup d’œil à l’écran d’ordinateur.

            – C’est pour baver devant des photos de femmes nues que le restaurant te paie ?

            – Euh, non, madame, mais là… c’est… c’est ma pause.

            Mal à l’aise, le Français s’affaissa sur sa chaise et, pour tenter de se donner une contenance, croqua dans une barre chocolatée déjà entamée, qui traînait sur le bureau.

            – Arrête de bouffer, tête de blatte, lui ordonna-t-elle.

            Elle tira la facture de sa poche et la lui agita devant le nez.

            – C’est toi qui as passé cette commande ?

            Les épaules de l’adolescent se tassèrent et il baissa les yeux. Emma insista.

            – Tu m’as entendue lorsque je parlais au journaliste, n’est-ce pas ?

            Comme Romuald restait silencieux, la sommelière haussa le ton.

            – Écoute-moi bien, sombre crétin, je n’ai pas l’intention de perdre mon job. Alors, libre à toi de ne pas me répondre, mais, dans ce cas, je vais demander à la direction de prévenir les flics et tu t’expliqueras avec eux.

            Cette menace eut sur le gamin l’impact d’une décharge électrique.

            – Non, s’il vous plaît ! C’est… c’est vrai, j’ai été intrigué par votre façon de parler de ces vins et j’ai voulu les goûter.

            – Tu as voulu goûter des bouteilles à plus de 3 000 dollars, tête de flan ? Mais tu as du yaourt dans la tête ou quoi ? Et comment as-tu fait pour les commander ?

            D’un mouvement de tête, Romuald désigna son écran.

            – Rien de plus facile : vos bécanes et votre système ne sont pas sécurisés. Ça m’a pris vingt secondes pour pirater la comptabilité du restaurant.

            Emma sentit les battements de son cœur s’accélérer dans sa poitrine.

            – Et ces bouteilles, tu les as ouvertes ?

            – Non, elles sont là, répondit-il en se levant de sa chaise.

            Il traîna les pieds jusqu’à une armoire métallique d’où il tira une caissette en bois clair qui contenait les trois précieux millésimes.

            Dieu soit loué !

            Emma inspecta chacune des bouteilles avec attention ; elles étaient intactes.

            Sans attendre, elle appela son fournisseur pour lui expliquer que le compte client de l’Imperator avait été piraté. Elle proposa de renvoyer à ses frais l’intégralité de la commande contre une annulation de la facture. Elle ressentit un immense soulagement lorsqu’on lui annonça que son offre était acceptée.

            Pendant quelques secondes, elle resta immobile, soulagée d’avoir sauvé son emploi. Elle s’autorisa alors à repenser à son rendez-vous de ce soir et l’angoisse la saisit. Pour se rassurer, elle chercha des yeux son reflet dans la surface miroitée de la vitre, mais l’image qu’elle aperçut produisit l’effet contraire : elle était affreuse. Ses cheveux étaient abîmés, leur couleur, terne, sa coupe, informe. Ce n’est pas avec une tête pareille qu’elle parviendrait à plaire à Matthew Shapiro. Elle soupira et prit soudain conscience de la présence du stagiaire.

            – Écoute, je vais être obligée de signaler ta faute au chef du personnel. C’est très grave ce que tu as fait.

            – Non ! S’il vous plaît !

            Subitement, l’adolescent se liquéfia et fut pris d’une crise de larmes.


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