Pourquoi pas ?songea-t-il en regardant l’étiquette. Son vieux Powerbook avait rendu l’âme à la fin de l’été. Il avait bien un PC à la maison, mais il avait besoin d’un nouveau portable personnel. Or, depuis trois mois, il remettait sans cesse cette dépense à plus tard.
L’objet était proposé à 400 dollars. Une somme qu’il jugea raisonnable. Ça tombait bien : en ce moment, il ne roulait pas sur l’or. À Harvard, son salaire de prof était confortable, mais après la mort de Kate, il avait à tout prix voulu conserver leur maison de Beacon Hill, même s’il n’en avait plus vraiment les moyens. Il s’était résolu à prendre une colocataire, mais même avec le loyer que lui payait April, les remboursements de l’emprunt engloutissaient les trois quarts de son revenu et lui laissaient peu de marge de manœuvre. Il avait même été obligé de vendre sa moto de collection : une Triumph de 1957 qui faisait autrefois sa fierté.
Il se rapprocha du responsable de la vente et lui désigna le Mac.
– Cet ordinateur fonctionne, n’est-ce pas ?
– Non, c’est uniquement un objet décoratif… Bien évidemment qu’il fonctionne, sinon je ne le vendrais pas à ce prix-là ! C’est l’ancien portable de ma sœur, mais j’ai formaté moi-même le disque dur et j’ai réinstallé le système d’exploitation. Il est comme neuf.
– D’accord, je le prends, décida Matthew après quelques secondes d’hésitation.
Il fouilla dans son portefeuille. Il n’avait sur lui que 310 dollars. Gêné, il essaya néanmoins de négocier, mais l’homme lui opposa un refus très ferme. Vexé, Matthew haussa les épaules. Il allait tourner les talons lorsqu’il reconnut la voix enjouée d’April derrière lui.
– Laisse-moi te l’offrir ! dit-elle en faisant un signe pour retenir le vendeur.
– Il n’en est pas question !
– Pour fêter la vente de mon estampe !
– Tu en as obtenu le prix espéré ?
– Oui, mais pas sans mal. Le mec pensait que, pour ce prix-là, il avait aussi droit à une des positions du Kâmasûtra !
– « Tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne savent pas rester au repos dans une chambre. »
– Woody Allen ?
– Non, Blaise Pascal.
Le vendeur lui tendit l’ordinateur qu’il venait d’emballer dans son carton d’origine. Matthew le remercia d’un hochement de tête, tandis qu’April réglait la somme promise. Puis ils se dépêchèrent de regagner la voiture.
Matthew insista pour conduire. Alors qu’ils rejoignaient Boston, coincés dans les embouteillages, il ne se doutait pas que l’achat qu’il venait de faire allait changer sa vie à tout jamais.
2
Miss Lovenstein
Les chiens ne m’ont jamais mordue. Seuls les hommes l’ont fait.
Marilyn MONROE
Bar du restaurant Imperator
Rockefeller Center, New York
18 h 45
Installé au sommet du Rockefeller Center, le bar de l’Imperator dominait la ville, offrant une vue panoramique sur Manhattan. Sa décoration résultait d’un savant mélange de tradition et de design. Lors de la rénovation de l’établissement, on avait pris soin de conserver les boiseries, les tables Art déco et les fauteuils clubs en cuir. Cet aménagement conférait à l’endroit une ambiance « cosy » de vieux club anglais qui se conjuguait à un espace plus moderne, à l’image du long bar lumineux en verre dépoli qui traversait la pièce.
Silhouette gracile et démarche légère, Emma Lovenstein se faufilait de table en table, servant les vins, invitant à la dégustation et expliquant avec pédagogie l’origine et l’historique des nectars. La jeune sommelière était douée pour communiquer son enthousiasme. L’envolée gracieuse de ses mains, la précision de ses gestes, la franchise de son sourire : tout dans son apparence reflétait sa passion et son désir de la partager.
Un ballet de serveurs apporta l’avant-dernier plat.
– La tartine de pied de cochon gratinée au parmesan, annonça Emma tandis que montaient des murmures d’approbation au fur et à mesure que les invités découvraient leur plat.
Elle servit à chacun un verre de vin rouge en prenant soin de masquer l’étiquette puis, pendant quelques minutes, répondit aux questions des convives, égrenant les indices pour leur faire découvrir le vin.
– Il s’agit d’un morgon, Côte du Py, cru du Beaujolais, révéla-t-elle enfin. Un vin long en bouche, gourmand, tendu, nerveux et velouté aux arômes de fraise et de griotte, qui rivalise à merveille avec le caractère canaille du pied de cochon.
C’est elle qui avait eu l’idée de ces dégustations œnologiques hebdomadaires qui, grâce au bouche à oreille, connaissaient de plus en plus de succès. Le concept était simple : Emma proposait une dégustation de quatre vins accompagnés de quatre mets imaginés par le chef du restaurant gastronomique, Jonathan Lempereur. D’une durée d’une heure, chaque rencontre était organisée autour d’un thème spécifique, d’un cépage ou d’un lieu et était prétexte à une initiation ludique à l’œnologie.
Emma passa derrière le comptoir et fit signe aux serveurs d’apporter le dernier plat. Elle profita de ce moment de battement pour jeter un coup d’œil discret à son téléphone cellulaire qui était en train de clignoter. En prenant connaissance du SMS, elle eut un moment de panique.
Je suis de passage à New York cette semaine. On dîne
ensemble ce soir ?
Tu me manques.
François
– Emma ?
La voix de son assistant la tira de la contemplation de son écran. Elle se ressaisit immédiatement et annonça à la salle :
– Pour conclure cette dégustation, nous vous proposons un ananas aux pétales de magnolia, accompagné de sa glace aux marshmallows caramélisés au feu de bois.
Elle ouvrit deux nouvelles bouteilles de vin et servit son auditoire. Après un jeu de devinettes, elle conclut :
– Un vin italien, piémontais, un moscato d’Asti. Un cépage gourmand, aromatique et aérien, légèrement pétillant et sucré. Un vin au nez de rose et aux bulles fines qui viennent soutenir élégamment la fraîcheur de l’ananas.
La soirée s’acheva sur des questions du public. Une partie des demandes concernait le parcours professionnel d’Emma, qui y répondit volontiers, ne laissant rien transparaître du trouble qui l’habitait.
Elle était née dans une famille modeste de Virginie-Occidentale. L’été de ses quatorze ans, son père, chauffeur routier, avait emmené sa famille visiter les vignobles de Californie. Pour l’adolescente, cette découverte avait été un véritable enchantement qui avait déclenché un intérêt et une passion pour le vin ainsi qu’une vocation toute trouvée.
Elle avait intégré le lycée hôtelier de Charleston qui proposait une formation solide en œnologie. Une fois son diplôme en poche, elle avait quitté sans regret son bled paumé. Direction New York ! Elle avait d’abord été serveuse dans un établissement modeste, puis chef de rang dans un restaurant à la mode de West Village. Elle travaillait alors jusqu’à seize heures par jour, servant à table, conseillant les vins et s’occupant du bar. Un jour, elle était tombée sur un drôle de client. Quelqu’un dont elle avait immédiatement reconnu le visage : son idole, Jonathan Lempereur. Celui que les critiques gastronomiques surnommaient le « Mozart de la gastronomie ». Le chef dirigeait un prestigieux restaurant de Manhattan : le fameux Imperator, considéré par certains comme la « meilleure table du monde ». L’Imperator était vraiment le saint des saints, accueillant chaque année des milliers de clients venus des quatre coins de la planète, et il fallait souvent attendre plus d’un an pour obtenir une réservation. Ce jour-là, Lempereur déjeunait avec sa femme. Incognito. À l’époque, il possédait déjà des restaurants dans le monde entier. C’était un type incroyablement jeune pour être à la tête d’un tel empire.