Emma avait pris son courage à deux mains et avait osé aborder l’« idole ». Jonathan l’avait écoutée avec intérêt et, très vite, le déjeuner s’était transformé en entretien d’embauche. Le succès n’avait pas tourné la tête de Lempereur. Il était exigeant, mais humble, toujours à l’affût de nouveaux talents. Au moment de régler l’addition, il lui avait tendu sa carte en disant :

            – Vous commencez demain.

            Le lendemain, elle signait un contrat de chef sommelier adjoint à l’Imperator. Pendant trois ans, elle s’était formidablement bien entendue avec Jonathan. Lempereur avait une créativité débordante et la recherche de l’accord entre les mets et le vin avait toute sa place dans sa cuisine. Professionnellement, elle avait réalisé son rêve. L’année précédente, après une rupture conjugale, le chef français avait rendu son tablier. Le restaurant avait été repris, mais même si Jonathan Lempereur n’était plus aux fourneaux, son esprit continuait à imprégner les lieux, et les plats qu’il avait créés figuraient toujours à la carte.

            – Je vous remercie pour votre présence et j’espère que vous avez passé une bonne soirée, lança-t-elle pour mettre fin à la séance.

            Elle salua les clients, fit un rapide débriefing avec son assistant et récupéra ses affaires pour rentrer chez elle.

            *

            Emma prit l’ascenseur et en quelques secondes se retrouva au pied du Rockefeller Center. Il faisait nuit depuis longtemps. De la buée sortait de sa bouche. Le vent glacial qui balayait le parvis n’avait pas découragé les nombreux badauds se pressant contre les barrières pour photographier l’immense sapin de Noël qui dominait la patinoire. Haut d’une trentaine de mètres, l’arbre ployait sous les guirlandes électriques et les décorations. Le spectacle était impressionnant, mais donna le cafard à Emma. Ça avait beau être un cliché, le poids de la solitude était vraiment plus lourd lors des fêtes de fin d’année. Elle s’approcha du bord du trottoir, ajusta son bonnet et resserra son écharpe tout en scrutant les lumineux sur le toit des taxis, espérant, sans trop y croire, repérer une voiture libre. Malheureusement, c’était l’heure de pointe et tous les yellow cabsqui passaient devant elle avaient déjà chargé des passagers. Résignée, elle fendit la cohue et marcha d’un pas pressé jusqu’à l’angle de Lexington Avenue et de la 53 eRue. Elle s’engouffra dans la station de métro et prit la ligne E, direction downtown. C’était prévisible, le wagon était bondé et elle voyagea debout, comprimée par les autres usagers.

            Malgré les secousses, elle extirpa son téléphone et relut le SMS qu’elle connaissait pourtant par cœur.

            Je suis de passage à New York cette semaine. On dîne

            ensemble ce soir ?

            Tu me manques.

            François

            Va te faire foutre, sale connard. Je ne suis pas à ta disposition !fulmina-t-elle en ne quittant pas l’écran des yeux.

            François était l’héritier d’un important vignoble du Bordelais. Elle l’avait rencontré deux ans plus tôt lors d’un voyage de découverte des cépages français. Il ne lui avait pas caché qu’il était marié et père de deux enfants, mais elle avait néanmoins répondu à ses avances. Emma avait prolongé son voyage en France et ils avaient passé une semaine de rêve à parcourir les routes du vin de la région : la célèbre « route du Médoc » sur la piste des grands crus classés et des châteaux, la « route des coteaux » avec ses églises romanes et ses sites archéologiques, les bastides et les abbayes de l’Entre-Deux-Mers, le village médiéval de Saint-Émilion… Par la suite, ils s’étaient revus à New York, au gré des déplacements professionnels de François. Ils avaient même passé une autre semaine de vacances à Hawaï. Deux ans d’une relation épisodique, passionnelle et destructrice. Deux ans d’attente déçue. Chaque fois qu’ils se retrouvaient, François promettait qu’il était sur le point de quitter sa femme. Elle ne le croyait pas vraiment, bien entendu, mais elle l’avait dans la peau, alors…

            Et puis un jour, tandis qu’ils devaient partir en week-end, François lui avait envoyé un message pour lui dire qu’il aimait encore sa femme et qu’il souhaitait mettre fin à leur relation. Plusieurs fois déjà dans sa vie, Emma avait flirté avec les limites – boulimie, anorexie, scarifications –, et l’annonce de cette rupture ouvrit un gouffre en elle.

            Un sentiment profond de vide l’avait alors dévastée. Ses lignes de fracture s’étaient creusées, ses zones de fragilité avaient contaminé tout son être. Soudain, l’existence n’avait plus rien à lui offrir et la vie lui avait semblé n’être que douleur. Pour faire taire cette souffrance, elle n’avait trouvé comme solution que de s’allonger dans sa baignoire et de se taillader les poignets. Deux profonds coups de cutter à chaque bras. Ce n’était pas un appel à l’aide, ce n’était pas du cinéma. Cette crise suicidaire avait été brutale, déclenchée par cette déception amoureuse, mais le mal venait de plus loin. Emma voulait que sa vie s’arrête, et elle aurait réussi si son imbécile de frère n’avait choisi ce moment pour débarquer dans son appartement, lui reprochant de n’avoir pas payé ce mois-ci la maison de retraite de leur père.

            En repensant à cet épisode, Emma sentit un long frisson glacer son échine. La rame de métro arriva à la station de la 42 eRue, terminal des bus. Là, le wagon se vida et elle put enfin trouver une place. Elle venait de s’asseoir lorsque son portable vibra. François insistait :

            Je t’en supplie, chérie, réponds-moi. Laissons-nous une

            nouvelle chance. Fais-moi un signe. S’il te plaît.

            Tu me manques tellement.

            Ton François

            Emma ferma les yeux et respira lentement. Son ancien amant était un manipulateur égoïste et inconstant. Il savait user de sa séduction pour se composer un personnage de héros au grand cœur et assurer son emprise sur elle. Il était capable de lui faire perdre tout contrôle. Il savait cruellement profiter de ses faiblesses et de son manque de confiance en elle. Il s’engouffrait dans ses failles, grattait ses cicatrices. Surtout, il avait l’art de farder la réalité pour présenter les choses à son avantage, quitte à la faire passer pour une mythomane.

            Pour ne pas être tentée de répondre, elle éteignit son portable. Elle avait consacré trop d’efforts pour se défaire de son emprise. Elle refusait de retomber dans son piège juste parce qu’elle se sentait seule à l’approche de Noël.

            Car son pire ennemi n’était pas François. Son pire ennemi, c’était elle-même. Elle ne pouvait se résoudre à vivre sans passion. Derrière son côté lisse et drôle, elle connaissait son impulsivité, son instabilité émotionnelle qui, lorsqu’elles prenaient le dessus, la plongeaient alternativement dans des périodes de profonde dépression et d’euphorie incontrôlable.

            Elle se méfiait de sa terreur de l’abandon qui pouvait la faire basculer à tout moment et sombrer dans l’autodestruction. Sa vie affective était jonchée de relations douloureuses. En amour, elle avait trop donné à des personnes qui ne le méritaient pas. Des sales types comme François. Mais il y avait en elle quelque chose qu’elle ne comprenait pas, qu’elle ne maîtrisait pas. Une force obscure, une addiction la poussant dans les bras d’hommes qui n’étaient pas libres. Elle recherchait sans discernement une sorte de fusion, sachant très bien qu’au fond ces relations ne lui apporteraient ni la sécurité ni la stabilité auxquelles elle aspirait tant. Mais elle insistait et, avec dégoût, elle se faisait la complice de leurs infidélités, brisant des ménages, même si c’était contraire à ses valeurs et à ses aspirations.


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