– Hé, beau gosse, fais attention avec ce genre de mélange, ça peut être dangereux ! l’interpella April en descendant l’escalier.

            Elle s’était changée pour sortir et, comme à son habitude, elle était somptueuse.

            Chaussée sur des talons vertigineux, elle arborait avec un naturel déconcertant un ensemble excentrique, mais chic, à tendance fétichiste : haut transparent à liseré bordeaux, short en cuir verni, collants opaques et cardigan sombre aux manches cloutées. Elle avait noué ses cheveux en chignon, mis un fond de teint nacré qui faisait ressortir son rouge à lèvres couleur sang.

            – Tu ne veux pas m’accompagner ? Je vais au Gun Shot, le nouveau pub près des quais. Leur tête de porc en friture est une vraie tuerie. Et leur mojito, je ne t’en parle même pas. En ce moment, c’est là que sortent les plus belles filles de la ville.

            – Et Emily, je la laisse seule dans sa chambre ?

            April balaya l’objection.

            – On peut demander à la fille des voisins. Elle ne se fait jamais prier pour jouer les baby-sitters.

            Matthew secoua la tête.

            – Je n’ai pas envie que ma gosse de quatre ans et demi se réveille dans une heure après un cauchemar pour découvrir que son père l’a abandonnée pour aller boire des mojitos dans un bar pour lesbiennes satanistes.

            Agacée, April réajusta son long bracelet manchette griffé d’arabesques pourpres.

            – Le Gun Shot n’est pas un bar pour lesbiennes, s’énerva-t-elle. Et puis, je suis sérieuse, Matt, ça te ferait du bien de sortir, de voir du monde, d’essayer de nouveau de plaire aux femmes, de faire l’amour…

            – Mais comment veux-tu que je retombe amoureux ? Ma femme…

            – Je ne te parle pas de sentiments, coupa-t-elle. Je te parle de baise ! De corps à corps, d’allégresse, de plaisir des sens. Je peux te présenter des copines. Des filles ouvertes qui ne cherchent qu’à s’amuser un peu.

            Il la regarda comme une étrangère.

            – Très bien, je n’insiste pas, dit-elle en boutonnant son cardigan. Mais tu ne t’es jamais demandé ce que Kate penserait ?

            – Je ne comprends pas.

            – Si elle pouvait te voir de là-haut, qu’est-ce qu’elle penserait de ton comportement ?

            – Il n’y a pas de là-haut ! Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi !

            Elle réfuta l’argument.

            – Peu importe. Je vais te dire ce qu’elle penserait, moi : elle aimerait te voir avancer, elle aimerait que tu te secoues, que tu te donnes au moins une chance de retrouver le goût de vivre.

            Il sentit monter la colère en lui.

            – Comment peux-tu parler en son nom ? Tu ne la connaissais pas ! Tu ne l’as même jamais rencontrée !

            – C’est vrai, admit April, mais je pense que, d’une certaine façon, tu te complais dans la douleur et que tu l’entretiens, car ta douleur est le dernier lien qui te rattache encore à Kate et…

            – Arrête avec ta psychologie de magazine féminin ! s’emporta-t-il.

            Vexée, elle ne prit pas la peine de lui répondre et sortit en claquant la porte derrière elle.

            *

            Resté seul, Matthew trouva refuge sur son canapé. Il but au goulot une bouteille de bière, puis il s’allongea et se massa les paupières.

            Bordel…

            Il n’avait aucune envie de refaire l’amour, aucune envie de caresser un autre corps ou d’embrasser un autre visage. Il avait besoin d’être seul. Il ne cherchait personne pour le comprendre, personne pour le consoler. Il voulait juste cuver sa douleur, avec pour seuls compagnons son fidèle tube de médocs et sa chère Corona.

            Dès qu’il ferma les yeux, les images défilèrent dans sa tête comme un film qu’il avait déjà visionné des centaines de fois. La nuit du 24 au 25 décembre 2010. Ce soir-là, Kate était de garde jusqu’à 21 heures au Children’s Hospital de Jamaica Plain, l’annexe du MGH3 spécialisée en pédiatrie. Kate l’avait appelé à la fin de son service.

            – Ma voiture est encore en rade sur le parking de l’hôpital, chéri. Comme toujours, c’est toi qui avais raison : il faut vraiment que je me débarrasse de cette guimbarde.

            – Je te l’ai dit mille fois…

            – Mais j’y suis tellement attachée à ce vieux coupé Mazda ! Tu sais que c’est la première voiture que j’ai pu me payer lorsque j’étais étudiante !

            – C’était dans les années 1990, mon cœur, et à l’époque, c’était déjà une « seconde main »…

            – Je vais essayer d’attraper un métro.

            – Tu plaisantes ? Dans le coin, à cette heure-ci, c’est trop dangereux. Je prends ma moto et je viens te chercher.

            – Non, il fait vraiment très froid. Il tombe un mélange de pluie et de neige, c’est pas prudent, Matt !

            Comme il insistait, elle avait fini par céder.

            – D’accord, mais fais attention, alors !

            Ses dernières paroles avant de raccrocher.

            Matthew avait enfourché sa Triumph. Alors qu’il venait de quitter Beacon Hill, Kate avait dû réussir à faire démarrer le moteur de la petite Mazda. Car à 21 h 07, un camion qui livrait de la farine dans les boulangeries du centre-ville l’avait percutée de plein fouet alors qu’elle sortait du parking de l’hôpital.

            Propulsée contre le mur d’enceinte, la voiture avait fait un tonneau avant d’atterrir sur le toit. Malheureusement, le camion s’était renversé à son tour sur le trottoir, écrasant de tout son poids le véhicule. Lorsque Matthew était arrivé à l’hôpital, les pompiers s’activaient pour essayer de désincarcérer le corps de Kate, prisonnier d’un piège de tôles compressées. Il avait fallu plus d’une heure aux secours pour l’évacuer sur le MGH où elle était décédée dans la nuit des suites de ses blessures.

            Le chauffeur du camion s’en était sorti indemne. Les analyses toxicologiques que l’on avait pratiquées sur lui après l’accident s’étaient révélées positives au cannabis, mais lors de son audition par la police il avait affirmé que Kate était en train de téléphoner au moment de la collision et qu’elle n’avait pas respecté sa priorité.

            Une version qui avait été corroborée par la caméra de surveillance installée à l’entrée du parking.

            *

            Matt ouvrit les yeux et se redressa. Il ne devait pas se laisser aller. Il devait faire face pour Emily. Il se leva et chercha une occupation. Corriger des copies ? Regarder un match de basket à la télé ? Puis ses yeux se posèrent sur le grand sac qui contenait l’ordinateur d’occasion qu’il avait acheté quelques heures plus tôt.

            Il s’installa sur le comptoir en bois de la cuisine, déballa l’ordinateur de son carton et le brancha sur le secteur en observant une nouvelle fois l’étrange coque en aluminium habillée du sticker représentant « Ève et la pomme ».

            Il ouvrit la machine et trouva un Post-it collé sur l’écran. Le type du vide-grenier avait pris soin de lui laisser le code d’accès du compte « administrateur ».

            Matthew alluma le portable et tapa le mot de passe pour accéder à l’écran d’accueil. À première vue, tout était normal : bureau, fond d’écran, icônes familières du Mac. Il entra ses propres identifiants pour se connecter à Internet et pendant quelques minutes fureta dans les programmes pour s’assurer qu’il parvenait à ouvrir toutes les applications : traitement de texte, navigateur, messagerie, gestionnaire d’images. En lançant ce dernier logiciel, il eut la surprise de tomber sur une série de photographies.

            Étrange, le vendeur lui avait pourtant assuré avoir formaté le disque dur…


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