Les questions sur la mort étaient venues plus tard. Pendant quelques mois, Matthew avait fait face en s’aidant des conseils de la psy, d’albums dessinés et de métaphores. Mais les interrogations d’Emily se faisaient désormais plus concrètes, plongeant son père dans l’embarras et le poussant dans ses retranchements. Comment une enfant de quatre ans et demi se représente-t-elle la mort ? Il ne savait pas quel vocabulaire utiliser, n’était pas certain des mots qu’elle était en âge de comprendre. La psychologue lui avait conseillé de ne pas s’inquiéter, lui expliquant qu’en grandissant Emily prendrait davantage conscience du caractère définitif de la disparition de sa mère. D’après elle, ces interrogations étaient saines. Elles permettaient de sortir du silence, d’éviter les tabous et, à terme, de se libérer de la peur.
Mais Emily était visiblement loin d’avoir atteint cette phase libératrice. Au contraire, tous les soirs, à l’heure du coucher, elle ressassait les mêmes angoisses et les mêmes questions aux réponses douloureuses.
– Allez, au lit !
Pensive, la petite fille se glissa sous la couverture.
– Grand-mère dit que maman est au ciel… commença-t-elle.
– Maman n’est pas au ciel, grand-mère dit des bêtises, la coupa Matthew en maudissant sa mère.
Kate n’avait pas de famille. Lui s’était éloigné très tôt de ses parents, deux égoïstes qui passaient une retraite tranquille à Miami et qui n’avaient pas pris la mesure de son chagrin. Ils n’avaient jamais vraiment aimé Kate, lui reprochant de faire passer sa carrière avant sa famille. Un comble pour des parents qui n’avaient jamais pensé qu’à eux-mêmes ! Le premier mois qui avait suivi la disparition de Kate, ils étaient bien venus à Boston pour le soutenir et s’occuper d’Emily, mais cette sollicitude n’avait pas duré. Désormais, ils se contentaient de téléphoner une fois par semaine pour prendre des nouvelles et pour raconter ce genre d’inepties à leur petite-fille.
Cela le mettait hors de lui ! Il n’était pas question qu’il accepte l’hypocrisie de la religion. Il ne croyait pas en Dieu, n’y avait jamais cru, et ce n’était pas la mort de sa femme qui allait changer les choses ! Pour lui, être « philosophe » impliquait une forme d’athéisme, et c’était une vision qu’il partageait avec Kate. La mort marquait la fin de tout. Il n’y avait rien d’autre, pas d’après, juste le vide, le néant total et absolu. Il lui était inconcevable, même pour rassurer sa fille, de la bercer d’une illusion à laquelle il n’adhérait pas.
– Si elle n’est pas au ciel, elle est où, alors ? insista l’enfant.
– Son corps est au cimetière, tu le sais bien. Mais son amour, lui, n’est pas mort, concéda-t-il. Il est toujours dans nos cœurs et dans notre mémoire. On peut continuer à entretenir son souvenir en parlant d’elle, en se rappelant les bons moments passés ensemble, en regardant des photos et en allant nous recueillir sur sa tombe.
Emily hocha la tête, loin d’être convaincue.
– Tu vas mourir toi aussi, n’est-ce pas ?
– Comme tout le monde, admit-il, mais…
– Mais si tu meurs, qui s’occupera de moi ? paniqua-t-elle.
Il la serra très fort dans ses bras.
– Je ne vais pas mourir demain, chérie ! Je ne vais pas mourir avant cent ans. Je te le promets !
« Je te le promets », répéta-t-il en sachant pourtant très bien que cette promesse ne reposait que sur du vent.
Le câlin se prolongea encore quelques minutes. Puis Matthew borda Emily et éteignit les lumières à l’exception de la veilleuse suspendue au-dessus du lit. Avant d’entrebâiller la porte, il embrassa une dernière fois sa fille en lui promettant qu’April passerait lui dire bonne nuit.
*
Matthew descendit l’escalier qui débouchait dans le salon. Le rez-de-chaussée de la demeure baignait dans une lumière tamisée. Il vivait depuis trois ans dans cette maison de brique rouge à l’angle de Mount Vernon Street et de Willow Street. Une jolie townhouseà la porte blanche massive et aux volets en bois sombre, dont la vue donnait sur Louisburg Square.
Il se pencha à la fenêtre et observa les guirlandes électriques qui clignotaient, accrochées aux grilles du parc. Toute sa vie, Kate avait rêvé d’habiter dans le cœur historique de Boston. Une petite enclave préservée, avec ses maisons victoriennes, ses trottoirs pavés et ses ruelles fleuries bordées d’arbres et d’antiques lampadaires à gaz. Un endroit magique qui donnait l’impression que le temps s’était arrêté, figeant les demeures dans un charme chic et désuet. Un cadre de vie qui n’était pas à la portée de la bourse d’un médecin exerçant en hôpital universitaire et d’un prof de fac qui venait à peine de solder le remboursement de son prêt étudiant ! Mais il en fallait davantage pour décourager Kate. Pendant des mois, elle avait parcouru les commerces du quartier, placardant partout des affichettes. Alors qu’elle s’apprêtait à déménager en maison de retraite, une vieille dame était tombée sur son annonce. Cette riche Bostonienne détestait les agents immobiliers et préférait vendre « de particulier à particulier » la maison dans laquelle elle avait passé toute sa vie. Kate avait dû lui plaire, car elle avait miraculeusement accepté de revoir son prix à la baisse, assortissant néanmoins son offre d’un ultimatum. Ils avaient eu vingt-quatre heures pour se décider. Même avec un important rabais, la somme restait conséquente. C’était l’engagement d’une vie, mais portés par leur amour et leur foi en l’avenir, Matthew et Kate avaient franchi le pas, s’étaient endettés pour trente ans et avaient passé tous leurs week-ends le nez dans le plâtre et la peinture. Eux qui n’avaient jamais bricolé de leur vie étaient devenus des « spécialistes » de la plomberie, de la restauration du parquet et du montage de circuits électriques encastrés.
Kate et lui avaient développé un rapport presque charnel avec la vieille demeure. Leur domicile était leur abri intime, là où ils avaient prévu d’élever leurs enfants, là où ils avaient envisagé de vieillir. A shelter from the storm2, comme le chantait Bob Dylan.
Mais à présent que Kate était morte, quel était le sens de tout cela ? L’endroit était lourd de souvenirs encore à vif. Les meubles, la décoration et même certaines odeurs qui continuaient à flotter dans l’air (bougies parfumées, pots-pourris, bâtonnets d’encens) étaient rattachés à la personnalité de Kate. Tout cela donnait sans cesse à Matthew l’impression que sa femme hantait la maison. Malgré ça, il ne s’était senti ni la volonté ni le courage de déménager. Dans cette période d’instabilité, la townhouseconstituait l’un de ses derniers repères.
Mais seule une partie de la maison était figée dans le souvenir. Le dernier étage était aujourd’hui égayé par la présence d’April qui louait une belle chambre, une salle de bains, un grand dressing et un petit bureau. À l’étage du dessous se trouvaient la propre chambre de Matthew, celle d’Emily et celle de l’enfant qu’ils avaient prévu d’avoir très bientôt avec Kate… Quant au rez-de-chaussée, il était aménagé comme un loft avec un grand salon et une cuisine ouverte.
Matthew sortit de sa torpeur et cligna plusieurs fois des yeux pour chasser ces pensées douloureuses. Il passa dans la cuisine, le lieu où ils aimaient tant autrefois prendre leur petit déjeuner et se retrouver le soir pour se raconter leur journée, attablés côte à côte derrière le comptoir. Du frigo, il sortit un pack de bière blonde. Il décapsula une bouteille et prit une nouvelle barrette d’anxiolytique qu’il fit passer avec une lampée d’alcool. Le cocktail Corona/médocs. Il ne connaissait pas de meilleur remède pour s’abrutir et trouver rapidement le sommeil.