— Parbleu, se dit-il, c’est là une indication. Demain matin je téléphonerai là et je demanderai : « Delphine Fargeaux », je verrai bien la réponse que j’obtiendrai, il faut que j’en aie le cœur net.

***

— Allô, allô, le 886-820.

Fandor, depuis dix minutes, dans une cabine téléphonique, s’efforçait d’avoir une communication difficile à obtenir.

— Pas libre, répondait la demoiselle du téléphone.

Et Fandor s’entêtait.

Enfin, il obtint la communication. À l’autre bout du fil, quelqu’un, une voix mâle lui répondit :

— En effet, c’est bien ici le 886-820. Parfaitement, monsieur, à votre service. Il s’agit évidemment d’une cérémonie. Voulez-vous nous dire le quartier, nous vous mettrons en rapport avec notre agence. Dans de semblables circonstances, on aime toujours avoir quelqu’un qui s’occupe de tout.

— Qu’est-ce que me chante ce bavard ? se demandait Fandor qui, l’interrompant, finit par placer une parole :

— Je voudrais simplement parler à M me Delphine Fargeaux, elle est bien chez vous, n’est-ce pas ?

— Est-ce personnel ?

— C’est personnel.

— Une seconde, monsieur, nous allons l’appeler à l’appareil.

— Qui me demande ?

Le journaliste tressaillit. Il reconnaissait la voix et le léger accent méridional.

— Vous ne me connaissez pas, madame ? Mais peu importe, j’ai trouvé hier un objet qui vous appartient, je serais désireux de vous le rendre, c’est un petit carnet. Où puis-je vous l’apporter ?

Une exclamation l’interrompit :

— Ah mon Dieu ! monsieur, que je suis contente !

— Voulez-vous me donner votre adresse et je viendrai dans une demi-heure.

Mais on l’interrompit :

— Non, non, monsieur, non, ce n’est pas possible. Ou plutôt… cependant…

L’interlocutrice s’embarrassait ; après une légère hésitation, elle reprit pourtant :

— Vous me connaissez de vue, monsieur ?

— Certainement, répondit Fandor, vous êtes une très jolie personne brune…

— Eh bien, monsieur, puisque vous me connaissez, voulez-vous avoir l’obligeance de venir ce soir à six heures au square d’Anvers me rapporter mon carnet ? Je serais bien heureuse de vous en remercier. J’espère que ce rendez-vous ne vous dérange pas ?

— Entendu, déclara Fandor qui voulait encore poser une autre question, mais son interlocutrice avait raccroché.

***

Cependant, ce même matin, M. Dupont de l’Aube, pommadé, rasé de frais, descendait d’un taxi-automobile à l’entrée de la rue de la Croix-Nivert.

— Drôle de quartier à habiter pour une demi-mondaine, pensait-il, cependant qu’il s’avançait à pied dans la rue de Grenelle.

Le sénateur, tout guilleret, portait précautionneusement un carton plat, qui lui avait été remis une demi-heure auparavant dans un grand magasin où il s’était rendu. Ce carton plat contenait une délicieuse paire de jarretelles roses que le vieux sénateur, qui n’avait point oublié sa rencontre de la veille, désirait offrir à sa nouvelle connaissance.

Le sénateur suivait un long mur et il avait remarqué en lisant les numéros des maisons voisines qu’il devait approcher de l’adresse que lui avait donnée la « demoiselle » du skating.

Il arriva devant une grande porte à laquelle il sonnait et comme on tardait à ouvrir il considéra machinalement l’immeuble devant lequel il se trouvait.

Le sénateur parut stupéfait :

— Ah, nom d’un chien ! fit-il, ça n’est pas possible, cette petite femme m’a conté une blague.

À ce moment, la porte s’ouvrit, un personnage revêtu d’une sorte de livrée noire à boutons blancs, s’inclina devant lui :

— Si monsieur veut se donner la peine d’entrer.

Dupont de l’Aube jeta un coup d’œil sous la voûte qu’il découvrait à l’intérieur de la porte entrebâillée. Il recula :

— Monsieur désire quelqu’un ?

Dupont de l’Aube, machinalement, lui tendit le paquet qu’il avait à la main :

— Ceci, fit-il, est destiné à mademoiselle Delphine Fargeaux.

— C’est bien, monsieur, on le lui remettra. C’est de la part de qui ?

L’employé s’arrêta, demeura stupéfait lui aussi, conservant le paquet, car son interlocuteur avait brusquement tourné les talons. Dupont de l’Aube partit, courut presque dans la rue de la Croix-Nivert, sans se retourner.

— Non, grommela-t-il, non, voilà qui n’est pas ordinaire, du diable si j’aurais pu me douter !

Et le sénateur s’enfuit comme s’il avait eu le diable à ses trousses.

***

— Un paquet pour vous, madame Delphine Fargeaux.

— C’est bien, donnez.

L’employé à la livrée noire et aux boutons blancs, qui venait, quelques instants auparavant, de recevoir Dupont de l’Aube, se retira, grave et digne, cependant que Delphine Fargeaux, posait à côté d’elle le petit carton glacé et s’apprêtait à l’ouvrir.

La jeune femme était dans une pièce étrange et dont l’ameublement aurait assurément fait frissonner quiconque y aurait soudain pénétré.

Delphine Fargeaux, car c’était bien elle, en effet, qui la veille au soir patinait pleine de gaieté et d’entrain au skating de l’avenue Malakoff, se trouvait dans un immense hall au plafond vitré. Là, s’amoncelaient quantités de boîtes de dimensions différentes, mais toutes de forme semblable.

Delphine Fargeaux allait et venait, très simplement vêtue de noir, au milieu de cet assortiment extraordinaire ; la jeune femme errait dans la grande salle remplie de cercueils.

Delphine Fargeaux était employée à la maison Ange de Villars, l’une des plus célèbres entreprises de Pompes Funèbres de Paris.

C’était effroyable, terrifiant, de voir dans cette salle où le soleil pénétrait rarement, cet amoncellement de bières de toutes tailles, ces cercueils de toutes les qualités, depuis les modestes planches de sapin mal rabotées jusqu’au grand cercueil de chêne, verni, à poignées d’argent.

Delphine Fargeaux, au moment où l’employé à la livrée noire était venu lui apporter ce paquet, s’entretenait avec un individu à la face joviale et aux allures communes :

— M. Coquard, lui disait-elle, vous feriez beaucoup mieux d’aller à votre travail plutôt que de rester ici bavarder avec moi, vous allez me mettre en retard et vous-même vous vous faites du tort.

— Bah, répondit Coquard, j’ai gagné ma journée et je peux bien me reposer auprès de vous. J’ai fait ce matin une superbe affaire. Une troisième classe, ma chère, tout ce qu’il y a de luxe, à l’église d’Auteuil. À ce propos même, il faudra que je vous donne les indications nécessaires, la cérémonie a lieu après-demain. Du capiton blanc, c’est pour une jeune fille, et quelque chose de bien, je vous prie de croire.

Delphine Fargeaux s’approcha d’un petit bureau, plongea sa plume dans l’encre :

— Allez-y, monsieur Coquard, fit-elle, donnez vos indications.

Le personnage, évidemment un courtier de la maison chargé de procurer des « affaires » à l’entreprise, énonça rapidement les renseignements :

— Les tentures, rue d’Erlanger, la cérémonie à midi à l’église d’Auteuil. Pour l’administration, la personne décédée, c’est une jeune fille, mademoiselle Mercédès de Gandia, la nièce de l’infant d’Espagne, don Eugenio.

Delphine Fargeaux, lâcha sa plume, bondit :

— Qu’est-ce que vous dites ? La nièce de l’infant d’Espagne, il en a donc une ?

— Pourquoi pas ? reprit le courtier, c’est une chose qui arrive à des gens très bien.

— Ah, ne plaisantez pas ! fit Delphine toute tremblante. L’avez-vous vue, cette jeune fille ? Savez-vous de quel âge ?

M. Coquard haussa les épaules :

— Dans les vingt-deux, vingt-trois ans, je crois. Mais qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?

Évidemment, Delphine Fargeaux ne voulait pas s’expliquer sur ce point :

— Rien, en effet, cela ne me fait absolument rien.

— Vous voyez, mademoiselle Delphine, que ma journée est faite. Le patron sera content que j’aie enlevé cette affaire. Nous étions trois dessus. Mais je suis arrivé premier et, dans notre métier, vous savez, c’est toujours le premier qui réussit. Cet après-midi, je me repose et, si vous le permettez, je vous invite à déjeuner.


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