— Non, merci, fit sèchement Delphine Fargeaux.
— Voyons, faites-moi ce plaisir. Vous savez bien que depuis longtemps je ne cherche qu’à vous être agréable et qu’il vous suffirait d’être un peu gentille avec moi pour me rendre le plus heureux des hommes.
Coquard se rapprocha de Delphine, lui passa le bras autour de la taille, se pencha sur sa nuque, effleura celle-ci d’un baiser.
Mais violemment la jeune femme le repoussa.
— Finissez, dit-elle, vous m’assommez.
— Oh, ça va bien, fit Coquard, tout à l’heure vous étiez plus aimable.
— C’est possible, grommela Delphine, et ça me regarde.
Cependant que le courtier demeurait interloqué par ce brusque changement d’humeur, que rien ne motivait à ses yeux, Delphine, avec une curiosité bien féminine, était allée ouvrir le paquet qu’on venait de lui apporter. Elle poussa un cri de surprise et de joie.
— Ah, par exemple, ça, c’est gentil ! dit-elle.
Et elle contempla, les yeux brillants de bonheur, les superbes jarretelles roses, auxquelles était épinglée une carte de visite.
Delphine lut : Dupont de l’Aube, sénateur, directeur de « La Capitale ».
— Mâtin ! proféra Coquard qui, indiscrètement, lisait par-dessus son épaule, ça n’est pas, comme on dit dans le métier, « de la petite bière ».
Puis il ajouta, goguenard :
— En voilà un que je guigne aussi, un personnage ce Dupont de l’Aube, à qui on fera un bel enterrement.
Delphine haussa les épaules.
— Vous êtes complètement idiot, mon cher Coquard, fit-elle, et vos plaisanteries sont d’un goût détestable.
— Pardon, murmura le courtier qui, d’un air humble, ajouta :
« Je n’ai pas beaucoup d’esprit, mais je suis un brave homme, et si j’imagine toutes sortes de bêtises, c’est histoire de vous faire rire. Dame, évidemment, ça n’est pas drôle, mon métier, ni le vôtre non plus, ne parler que de cercueils, de cadavres.
— Elles sont jolies, n’est-ce pas ? répondit Delphine en regardant les jarretelles.
Et Coquard, un instant assombri, retrouvait sa gaieté pour déclarer :
— Savez-vous ce que vous feriez si vous étiez gentille ?
— Non, et je ne veux même pas le savoir.
— Je vais vous le dire tout de même. Eh bien, vous me permettriez de vous les essayer.
— Insolent, imbécile ! s’écria Delphine en se dégageant.
Puis, tous deux s’arrêtèrent net, embarrassés. Quelqu’un venait d’entrer dans le vaste hall, un jeune homme d’une extrême distinction, au visage pâle, au crâne poli comme une boule d’ivoire, à la moustache blonde et tombante, un jeune homme dont les mains maigres et longues étaient surchargées de bagues.
— Zut, v’là le patron ! souffla Coquard.
C’était, en effet, le marquis Ange de Villars, directeur de l’entreprise des Pompes Funèbres, qui venait d’entrer dans le hall des cercueils pour donner des instructions à son personnel.
***
À six heures du soir, les ateliers de la rue Croix-Nivert se vidaient et, dans la rue, se répandait une foule de trois cent cinquante ouvriers et ouvrières qui s’éparpillaient rapidement dans le quartier.
Delphine Fargeaux monta en hâte à l’appartement qu’elle occupait dans une rue voisine, changea son uniforme de deuil contre une toilette tapageuse, puis redescendit, sauta dans un fiacre auquel elle donna pour adresse :
— Place d’Anvers.
Lorsqu’elle arriva dans le quartier mouvementé de Montmartre, quiconque aurait vu cette pimpante et jolie personne ne se serait vraiment pas douté de la profession qu’elle remplissait dans la journée. Elle ne faisait point tache dans ce quartier de plaisirs et de fêtes.
Delphine Fargeaux régla sa voiture, puis, amusée à l’idée qu’elle allait au rendez-vous de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, elle s’avança lentement dans le square d’Anvers. Le soir tombait et déjà le crépuscule jetait une ombre grise sur le jardin que les mères et leurs enfants quittaient.
Delphine Fargeaux demeura seule quelques instants, lorsqu’elle eut un soubresaut. Quelqu’un l’interpella, d’une voix grasse, éraillée :
— Alors, ça va toujours, mam’zelle Delphine ?
— Ah, par exemple, fit-elle, c’est vous, Barnabé ?
Devant elle se trouvait un individu aux allures communes, à la face terreuse, aux habits malpropres. Il avait une haleine avinée et des yeux injectés. Delphine Fargeaux le connaissait bien : c’était Barnabé, l’un des fossoyeurs de l’administration avec lequel elle avait souvent à s’entendre pour des détails de métier.
— Ah non, par exemple, vous en avez un culot, vous ! Si vous croyez que c’est rigolo de vous rencontrer, surtout dans l’état où vous êtes !
— De quoi ? grogna le fossoyeur. Il n’y a pas de déshonneur et c’est bien malheureux que vous fassiez la fière, car vous êtes une jolie fille et ça ne vous coûterait pas cher.
— Voyou ! s’écria Delphine, laissez-moi tranquille.
Et cependant que Barnabé, titubant sur ses jambes, cherchait surtout à assurer son équilibre, Delphine Fargeaux, rebroussant chemin, s’écarta, redoutant d’être vue en conversation avec cet homme par l’inconnu qu’elle attendait.
Comme elle traversait le square, Delphine Fargeaux se heurta soudain à un jeune homme. Celui-ci sourit en la regardant, puis, la saluant poliment, il demanda :
— M me Delphine Fargeaux ?
— Oui, c’est moi, fit la jeune femme qui rougit.
Le jeune homme avait tiré de sa poche le petit calepin noir :
— Ceci vous appartient n’est-ce pas, madame ?
— En effet, je vous remercie bien, monsieur.
Mais Fandor, car c’était lui, ne rendait point le carnet.
— Un instant, dit-il, je voudrais, au préalable, vous poser, madame, une petite question. N’y voyez pas une curiosité malsaine, mais simplement l’intérêt que je vous porte. Je suis Jérôme Fandor et mon nom vous dit peut-être quelque chose, s’il est exact que vous êtes M me Delphine Fargeaux ?
La jeune femme répondit affirmativement : les deux interlocuteurs s’assirent sur un banc.
Ils y passèrent près d’une heure.
Fandor et son interlocutrice pouvaient avoir, en effet, bien des choses à se dire, et si Delphine Fargeaux avait voulu parler, elle aurait pu mettre Fandor au courant de quantité d’aventures et d’incidents qui auraient singulièrement intéressé le jeune homme qui, depuis qu’il s’était échappé miraculeusement des ruines du phare de l’Adour, ne savait en réalité que fort peu de choses sur les dramatiques aventures qui avaient rendu Delphine Fargeaux veuve, l’avaient forcée à quitter les Landes pour venir à Paris.
Peut-être, un jour, Delphine Fargeaux parlerait-elle, lorsqu’elle connaîtrait mieux Fandor ; cela était dans les choses possibles ; peut-être même Delphine aurait-elle dit tout ce qu’elle savait au journaliste si, le matin de ce même jour, le courtier Coquard n’était venu lui annoncer le décès de la nièce de l’infant d’Espagne, la mort d’une certaine Mercédès de Gandia, dont Delphine ne soupçonnait même pas l’existence.
Delphine savait encore autre chose. Elle savait, pour l’avoir entendu dire à Juve, quelques semaines auparavant, que Fandor était épris d’une jeune fille nommée Hélène, laquelle n’était autre que la fille de Fantômas. Or, Delphine avait vu, de ses yeux vu, les hommes de l’infant d’Espagne enlever Hélène pour la conduire de force à leur maître.
— Si jamais, pensait Delphine Fargeaux, Fandor se doutait de ce que je crains pour lui, s’il apprenait que peut-être, à l’heure actuelle, la soi-disant nièce de l’infant d’Espagne n’est autre que son Hélène ?… le malheureux !
La nuit était tombée tout à fait que Jérôme Fandor et Delphine Fargeaux s’entretenaient encore, et si Delphine n’avait pas communiqué ses appréhensions à Fandor, elle lui avait néanmoins raconté par le menu son existence depuis le jour où la mort de son mari l’avait rendue libre, mais ruinée aussi, ce qui l’obligeait à venir à Paris, à y gagner sa vie, à accepter le poste qu’on lui proposait aux pompes funèbres, et à mener cette existence qu’elle tâchait d’oublier chaque soir, en menant joyeuse vie à Montmartre.