2 – L’ENTERREMENT DE MERCÉDÈS

La rue Erlanger était déserte. Au beau temps de la veille avait succédé une pluie diluvienne, une de ces pluies du printemps, qui chargent le ciel d’encre et font ruisseler des flots d’eau brune dans le caniveau.

Les fenêtres de l’hôtel de don Eugenio étaient jalousement fermées. On avait tiré les volets. À l’intérieur c’était aussi le silence, à peine troublé par quelques chuchotements discrets. La nouvelle s’était vite répandue, en effet, dans le quartier, que la nièce de l’infant d’Espagne, doña Mercédès de Gandia, était décédée après une courte maladie. On connaissait peu cette jeune fille que la rumeur publique, cependant, disait être admirablement belle ; beaucoup ignoraient même son existence ; la plupart des voisins s’imaginaient que l’infant d’Espagne, célibataire, vivait seul dans son hôtel de la rue Erlanger. Quelques-uns, cependant, avaient noté que ces temps derniers, l’infant, après une longue absence, était revenu à Paris accompagné d’une dame, mais tandis que don Eugenio s’en allait au Bois, déjeunait en ville, ou se montrait au théâtre, jamais, ou très rarement, il ne se faisait accompagner de cette personne que l’on savait désormais être sa nièce.

L’infant d’Espagne, s’était retiré dans un grand salon dont on avait fait une sorte de cabinet de travail, et, en cette pièce plongée dans l’obscurité bien qu’il fît encore jour, l’infant d’Espagne était occupé à dépouiller de nombreux papiers en présence d’un homme aux apparences modestes. L’infant était assis, l’homme se tenait debout à côté de lui et lui signalait, au passage, des documents que l’Altesse royale feuilletait d’un air distrait.

— Voici, disait l’homme, encore un titre de propriété de la princesse votre nièce.

Puis, il ajoutait sur un ton de naïve et respectueuse admiration :

— L’héritage de doña Mercédès de Gandia est encore plus considérable que mon patron ne se l’imaginait.

— Votre patron, mon notaire, sait cependant exactement l’état de nos fortunes à tous.

— C’est exact, mais l’ouverture des meubles appartenant à doña Mercédès a fait découvrir des titres de rente dont on ne soupçonnait pas l’existence.

Le clerc de notaire poursuivit :

— Le décès de votre nièce, qui meurt sans enfants et sans ascendants directs, fait de vous, Monseigneur, son seul et unique héritier. Vous êtes désormais à la tête d’une immense fortune.

— À quel prix, dit l’infant.

Enfin l’employé du notaire se retira. Il venait à peine de quitter la pièce qu’un coup discret était frappé à la porte.

— Entrez.

C’était un vieux domestique qui, s’inclinant devant son maître, lui annonça :

— Monseigneur, c’est quelqu’un qui demande à parler à Votre Altesse.

— Je ne reçois personne.

— Monseigneur, c’est encore ce monsieur qui est déjà venu hier matin, M. Coquard, l’homme des Pompes funèbres.

— Il fallait me le dire plus tôt. Qu’il entre.

Quelques instants plus tard, le courtier de la maison de Villars était en présence de Son Altesse royale.

Le gros homme jovial, après s’être confondu en salutations et avoir balbutié quelques maladroites paroles de condoléance, interrogeait son auguste client sur les mesures qu’il daignerait prendre au sujet des obsèques :

— J’ai fait préparer les lettres de deuil et les ai laissées dans le vestibule, Monseigneur. Maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, on fera la mise en bière demain matin de bonne heure. Étant donné l’importance de la cérémonie, il ne faudra pas trop de toute la matinée pour dresser les tentures, mettre les écussons, préparer la salle de couronnes.

— En ce qui concerne la mise en bière, c’est une affaire entendue, mais je vous répète, monsieur, que je ne veux pas d’obsèques tapageuses. Faites le nécessaire et pas plus.

— Cependant, expliqua le courtier d’un air désolé, il s’agit d’une troisième classe, et l’on prévoit pour de semblables cérémonies un certain déploiement de luxe.

— Je n’en veux pas. Doña Mercédès de Gandia doit avoir des obsèques conformes à ses volontés, c’est-à-dire aussi modestes que possible.

L’excellent Coquard était navré. Machinalement, il ôta, puis remit dans sa poche, les catalogues qu’il avait apportés pour faire choisir à son Altesse royale des décorations funèbres compliquées.

Mais don Eugenio avait dicté ses volontés, précisé qu’il exigeait la simplicité. Puis, d’un geste digne et hautain, il signifiait à Coquard que l’entretien était terminé. Le courtier, lentement, se retira. Comme il descendait l’escalier, avisant un domestique, qui se tenait dans le vestibule, il demanda timidement :

— Voulez-vous me permettre de jeter un coup d’œil sur la défunte, histoire de bien me rendre compte que les dimensions données sont bien exactes, c’est rapport au cercueil ?

Mais le domestique foudroya du regard l’employé des Pompes funèbres :

— Monseigneur, déclara-t-il, a formellement interdit que qui que ce soit s’approche de la chambre mortuaire, pas plus vous que les autres ne serez autorisé à y pénétrer.

— C’est bon, c’est bon, inutile de vous fâcher.

Retroussant son pantalon, ouvrant son large parapluie, Coquard s’en alla, déçu, sous la pluie battante, qui transformait la rue Erlanger en véritable lac.

— Sale temps, grommela-t-il, et sale métier.

***

Par les volets entrebâillés, don Eugenio s’assurait que l’employé des Pompes funèbres s’était bien éloigné. Dès lors, il quitta son poste d’observation, et traversant son bureau somptueux, il ouvrit une petite porte dissimulée dans la boiserie. L’infant suivit un couloir étroit, puis, soulevant une portière, il pénétra dans une pièce élégamment meublée où se trouvait une jeune fille étendue sur une chaise longue. À l’arrivée de don Eugenio, elle se leva, inclina légèrement la tête.

L’infant lui répondit par un profond salut :

— Mademoiselle, fit-il, excusez-moi de vous déranger, mais voici l’heure qui s’avance, et j’avais besoin de vous parler.

— Je suis à votre entière disposition, Monseigneur.

— Et vous êtes toujours décidée ?

— Oui, répliqua la jeune fille, ce que je vous ai promis, je le tiendrai. De même que vous avez respecté la parole donnée, Monseigneur, de même je tiendrai en tous points, la promesse que je vous ai faite.

— Ah ! s’écria l’infant qui dans un geste spontané prenait dans les siennes les mains de la jeune fille et les étreignait chaleureusement, jamais je ne pourrai assez vous remercier, jamais vous ne saurez le service immense que vous rendez à ma famille, à la dynastie, à l’Espagne tout entière.

— Je vous en prie, monseigneur, n’exagérons rien, je vous saurai toujours gré de l’attitude généreuse que vous avez eue vis-à-vis de moi, je suis sincèrement heureuse de pouvoir vous rendre le service que vous m’avez demandé.

— Ainsi donc, fit l’infant, puisque tout est décidé, nous n’avons plus rien à nous dire pour le moment ?

— Plus rien, monseigneur.

L’infant se retira. Arrivé sur le pas de la porte, il se retourna et reprit :

— Il est quatre heures de l’après-midi ; vers sept heures, mademoiselle, je vous demanderai de vouloir bien être prête. Les domestiques seront éconduits, nous pourrons quitter l’hôtel.

La mystérieuse personne s’inclina. Quelques instants après, elle était seule, elle reprit sa place sur la chaise longue et se remit à lire.

***

— Casimir ! Casimir !

— Voilà, patron.

— Vite, Casimir, prépare le cabinet du premier étage, deux couverts, c’est des amoureux !

Dans le petit restaurant du Rond-Point d’Auteuil, le patron et son unique domestique s’empressaient. Ils avaient vu entrer un monsieur et une dame. Cette dernière portait une épaisse voilette, et ils avaient compris ce dont il s’agissait. Il était sept heures et demie. Deux amoureux, deux amants, vraisemblablement, venaient dîner et, à coup sûr, désiraient rester seuls. Sans les consulter au préalable, et négligeant de leur proposer une place dans la salle commune, Casimir, sur l’instigation de son patron, les invitait à monter un escalier conduisant à l’entresol et les faisait pénétrer dans un petit salon orné de glaces, meublé d’une table, de quelques chaises et d’un divan.


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