Assurément, l’imagination de Théodore avait été nourrie par la lecture des romans populaires. Il rétorqua d’une voix vibrante d’émotion :
— Ne me demandez pas cette chose, monsieur le procureur ! Dussé-je passer ma vie en prison, dussé-je mourir, jamais je ne nommerai cette femme. Si j’ai pris le droit de l’aimer, mon devoir m’interdit de la compromettre.
Le procureur hocha la tête solennellement.
En réalité, s’il procédait de la sorte, c’était pour s’amuser. Depuis fort longtemps déjà, les assiduités de Théodore, à l’égard de M me Ricard n’étaient un mystère pour personne. En voyant toutefois l’émotion de l’enfant, le jeune procureur pensa que la leçon était suffisante et que la plaisanterie ne pouvait s’éterniser.
L’essentiel était que Théodore se repentît du vol qu’il avait commis. Le procureur l’interrogea :
— Cet argent que vous avez volé, et que vous venez de me restituer, êtes-vous satisfait de le rendre ?
— Ah, monsieur, fit Théodore en pleurant, je vous jure qu’il me brûlait les doigts.
M. de Larquenais appuya sur un timbre. Un garçon de bureau se présenta.
—. Veuillez introduire M e Gauvin, ordonna le procureur.
— Mon père, balbutia Théodore, qui, machinalement, recula.
Mais l’instant d’après, l’enfant tombait à genoux, quelqu’un le relevait, c’était M e Gauvin.
— Dans mes bras, Théodore, disait ce père indulgent. J’ai tout entendu et je sais que tu regrettes la vilaine chose que tu as commise. Ah, mon enfant, mon enfant, que ceci te serve de leçon ! Comprends le danger des amours interdites et vois où peuvent vous conduire les passions malsaines.
— Pardon, mon père, pardon, balbutiait Théodore.
Le procureur assistait, en témoin impassible, à cette scène attendrissante. Il se mordait les lèvres pour ne pas rire en écoutant l’éloquence grandiloquente de ce notaire aux allures de père noble, et en assistant au désespoir de ce Chérubin sans subtilité.
Toutefois, le magistrat était obligé de cesser de s’occuper de cette petite scène de famille. On venait de lui apporter une dépêche, qu’il lisait attentivement ; son visage, soudain, changeait, cependant qu’il dissimulait le télégramme sous un dossier. M e Gauvin se rapprochait de lui :
— Monsieur le procureur, dit-il en lui clignant de l’œil, pour bien faire comprendre ses intentions, je crois que la sévère leçon que vous venez de donner à mon fils Théodore lui suffira désormais et qu’il se conduira toujours en honnête homme. Je viens solliciter de votre bon cœur l’autorisation de l’emmener.
Le procureur, froidement, répliqua :
— Une seconde, monsieur. J’ai encore quelques questions à poser à M. Théodore Gauvin.
Le notaire continuait à cligner de l’œil, comprenant que, si le procureur se faisait ainsi prier, c’était pour que la leçon que tous deux avaient convenu de donner à Théodore fût encore plus profitable.
Assurément, il jouait bien la comédie, ce magistrat. Il avait un air sévère, un regard énergique, et si M e Gauvin n’avait pas su que son attitude vis-à-vis de son fils était toute convenue d’avance, il se serait peut-être inquiété.
— Une seconde, monsieur, avait dit le procureur. J’ai encore quelques questions à poser.
M e Gauvin croyait l’occasion excellente pour faire toucher du doigt à Théodore la gravité de la situation dans laquelle il s’était mis.
— Tu vois, mon pauvre enfant, murmura-t-il à son oreille, dans quel effroyable cas tu t’es mis. M. le procureur n’a pas l’air disposé du tout à te remettre en liberté.
Théodore regardait son père, puis le magistrat. Il était livide.
Cependant M. de Larquenais interrogeait Théodore.
— Précisez-moi, demanda-t-il, l’emploi de votre temps.
Théodore balbutiait :
— Je vous l’ai dit, monsieur. J’ai erré toute la nuit dans Paris, le cœur brisé, mordu par la jalousie, tordu par le désespoir. Je vous ai dit que j’avais dormi sous un pont.
— Quel pont ? demanda sévèrement le procureur.
— Je ne sais pas, monsieur, gémit faiblement Théodore. Le pont Saint-Michel, ou le Pont-Neuf il me semble.
— De quelle heure à quelle heure ? demanda le procureur.
Faisant un effort de mémoire, Théodore déclara :
— Il me semble que j’y étais entre deux heures et cinq heures du matin. Le jour est venu assez rapidement, il y avait cependant du brouillard. Je ne sais pas… je ne sais plus… J’étais si troublé.
— Pardon, fit le magistrat en donnant un coup de poing sur la table. Il me faut de la précision : qu’avez-vous fait de neuf heures à deux heures du matin ?
— Je vous l’ai dit, monsieur. J’ai cherché, en vain d’ailleurs, à retrouver, à voir…
— Nommez-la.
— Je ne la nommerai pas. Je préfère emporter ce secret dans la tombe. J’ai peut-être volé, monsieur, mais jamais, au grand jamais, je ne compromettrai l’honneur d’une femme.
M e Gauvin intervenait :
— Après tout, monsieur le procureur, fit-il doucement, c’est bien, ce qu’il vous dit là, Théodore, et pour ma part, j’insiste… j’insiste pour que vous n’insistiez plus.
Mais le procureur semblait lancé et il insistait tout de même, sans prêter la moindre attention, semblait-il, au clignement d’œil et au geste que lui faisait M e Gauvin.
Le procureur continuait à interroger :
— Dans quel quartier avez-vous erré avant deux heures du matin ?
— Je ne répondrai pas, fit Théodore qui s’énervait.
Le procureur parut s’énerver à son tour :
— Je vais donc vous le dire, monsieur, fit-il. Vous étiez dans le quartier environnant l’église de la Trinité. Oh, n’essayez pas de nier, je le sais ! Je vais même préciser encore, vous êtes allé du côté du faubourg Montmartre, des Folies-Bergère.
Théodore rougissait, puis palissait. Il fut obligé de s’asseoir tant il était troublé. Il jeta sur son père un regard de désespoir.
M e Gauvin trouvait que le procureur forçait la note, manquait de tact. Il voulut intervenir pour protester.
Le magistrat avait une attitude singulière. D’un geste il imposait silence au notaire, puis continuait :
— Vous ne voulez pas parler, monsieur Théodore Gauvin, peu importe. Je vais vous dire ce qui s’est passé. Vous êtes resté une heure, peut-être plus, rue Richer. Un agent de police, constatant votre allure étrange et désordonnée, vous a intimé l’ordre de circuler, et vous avez même protesté, disant que vous étiez libre d’aller où vous vouliez, vous avez menacé cet agent de représailles, que sais-je ? Que faisiez-vous rue Richer ?
— Monsieur, monsieur, balbutiait Théodore, c’est toujours au sujet de cette femme. De grâce, ne la nommez pas.
— Je comprends vos appréhensions, fit le magistrat.
Le procureur se levait et, fixant le jeune homme dans les yeux, il articula :
— M. Théodore Gauvin, voulez-vous, oui ou non, me donner l’emploi exact de votre temps entre onze heures du soir et trois heures du matin ?
Théodore se tordait les bras.
— J’ai erré, vous dis-je, erré dans les rues.
— Ça n’est pas vrai.
— Je vous le jure, monsieur.
Théodore s’était levé, comme mû par un ressort. Il étendait la main, mais le procureur lui aussi s’était levé, et, d’une voix sévère, il commença :
— Monsieur Théodore Gauvin, au nom de la loi…
Un cri retentit, coupa la phrase du procureur. Le père de Théodore intervenait :
— Monsieur, cria-t-il avec indignation, en s’adressant au magistrat, vraiment, vous allez trop loin. Théodore a avoué sa faute, il s’en repent. J’ai pardonné.
Le magistrat, solennellement, sans paraître entendre le notaire, reprenait :
— Monsieur Théodore Gauvin, au nom de la loi, je vous arrête.
Le notaire intervenait à nouveau :
— Voyons, Monsieur de Larquenais, s’écriait-il, je ne vous en demande pas tant. Ce n’est pas ce que nous avons convenu, et je ne comprends pas que vous vous amusiez à torturer ainsi cet enfant. D’ailleurs vous le savez bien, comme moi, le vol qu’il a commis n’est pas punissable, puisque c’est moi, son père, qui suis le volé, et que je ne porte aucune plainte. Je vous en prie, finissons-en et dites-lui que votre attitude n’a eu pour but que de lui faire bien sentir toute la gravité de son acte. C’est fait maintenant, c’est fini. Je vous remercie et nous nous en allons.