Le rouge était monté au front de M e Gauvin, qui trouvait que, réellement, ce jeune magistrat abusait de la situation et se comportait avec une rudesse sans pareille.
— Viens, Théodore, déclara M e Gauvin furieux encore.
Mais le procureur intervenait :
— Attendez !
Et son ordre était si impératif que le père et le fils s’arrêtèrent net.
Le notaire s’était retourné, regardait le magistrat. Celui-ci le toisait sévèrement :
— Le vol commis par votre fils, monsieur, n’est pas punissable, en effet, et je le regrette. Mais le crime et l’assassinat sont du domaine de la vindicte publique, et c’est à ce titre que je maintiens votre fils sous les verrous.
— Que voulez-vous dire, monsieur ? hurla le notaire, au comble de la stupéfaction, cependant que Théodore s’écroulait dans un fauteuil.
Le magistrat avait sonné deux coups d’une façon spéciale. Les deux agents de la Sûreté, qui avaient amené Théodore, se présentaient dans le cabinet du procureur.
M. de Larquenais, qui venait de griffonner quelques lignes sur un imprimé, leur ordonnait :
— Saisissez-vous de M. Théodore Gauvin et conduisez-le en prison.
Le magistrat arrêtait d’un geste le notaire qui se précipitait vers lui.
— Votre fils, lui déclarait-il, est inculpé d’un crime commis la nuit dernière, entre minuit et deux heures du matin, dans une maison de la rue Richer devant laquelle on l’avait vu rodant une heure auparavant.
M e Gauvin poussait un hurlement.
— De quel droit, monsieur, arrêtez-vous mon fils sur une inculpation aussi ridicule ?
Simplement, le magistrat tendait au notaire la dépêche qu’il venait de recevoir quelques instants auparavant :
— Lisez, monsieur, déclarait-il. Je procède de la sorte pour obéir aux instructions de M. le procureur général de Paris.
6 – JUVE ET FANDOR
Ce même matin où, en arrivant à Vernon, Théodore Gauvin devait avoir la désagréable surprise d’être arrêté et conduit chez le procureur de la République pour y subir d’abord une sévère admonestation, et se voir ensuite définitivement incarcéré, rue Tardieu, au cinquième étage, dans le petit appartement tranquille que Juve habitait, le célèbre policier et son inséparable ami Jérôme Fandor se trouvaient en présence.
Juve était assis dans son fauteuil de bureau et faisait de grands gestes. Quant à Fandor, il avait tranquillement sauté sur la tablette de la cheminée et là, plus perché qu’assis, au grand risque de faire tomber les piles de papiers qui l’encombraient, il semblait narguer Juve, balançant ses pieds dans le vide, imitant les gestes de son ami, et semblant d’aussi bonne humeur que le policier paraissait, lui, grognon et désagréable.
— Écoute, disait Juve, ce que tu as fait est stupide, tu m’entends.
— J’entends, approuva Fandor, et je ne suis pas plus flatté pour cela par votre appréciation.
Mais à cette riposte, Juve s’emportait davantage.
— Tais-toi, disait-il, et d’abord, tâche d’être sérieux. Réponds-moi, tu saisis ?
— Pardon, interrompait Fandor, décidez-vous Juve, c’est blanc ou noir. Voulez-vous que je me taise, ou bien que je vous réponde ?
Juve haussait encore les épaules :
— Si tu veux plaisanter, faisait-il, nous n’arriverons jamais à sortir de la situation où nous nous trouvons.
— Situation fâcheuse, continua Fandor, puisque après tout, vous dites des sottises et que vous êtes furibond, mon vieil ami.
Fandor, sur ces mots, descendait de sa cheminée, allait prendre une cigarette dans une coupe placée sur le bureau de Juve, l’allumait, puis revenait s’accroupir à la turque sur le sol, en face de Juve.
— Parlez, ô mon maître, disait-il, je vous écoute. Donc ce que j’ai fait est stupide.
— C’est criminel, insistait Juve.
— Diable, vous n’allez pas m’arrêter ?
Il n’y avait pas moyen de garder son sérieux en face de Fandor. Juve ronchonna quelque chose d’indistinct puis, enfin, prenant à son tour une cigarette et l’allumant, conclut :
— Raconte-moi l’histoire, polisson que tu es. D’où viens-tu au juste ?
— Je vous l’ai dit, Juve, de Bordeaux, pays du bon vin.
— Et tu étais avec Hélène ?
— Assurément.
— Et tu l’as laissée partir ?
— C’est indiscutable, mon vieux Juve.
Le policier, à ce moment, se levait et trépignait de rage.
— Voilà donc comment on est trahi par ses meilleurs amis, disait-il. Ainsi, Fandor, depuis dix ans bientôt que nous sommes inséparables, nous travaillons contre Fantômas, nous luttons ensemble, et tout cela nous a conduits à quoi ? À ce qu’aujourd’hui tu viennes froidement me déclarer : « Je viens d’aider Hélène, la fille du bandit, à se sauver. » C’est inimaginable.
— C’est pourtant vrai, répondait flegmatiquement Fandor.
Le journaliste fumait béatement, puis, se redressant pour aller s’asseoir à califourchon sur une chaise sur laquelle il se balançait au risque de perdre son équilibre, Fandor recommençait, fixant Juve :
— Écoutez, disait-il, je vais mettre les points sur les iet vous me direz si j’ai eu tort. D’abord, je prends l’affaire au début : donc, mon vieil ami, après avoir donné l’assaut à la villa tragique de Ville-d’Avray, nous nous trouvions, vous et moi, gros Jean comme devant. Vous, Juve, vous avez laissé partir Fantômas, et moi, moi, Fandor, j’ai laissé filer Hélène. Vous pleurez votre bandit, je sanglote après ma fiancée.
— Tu dis cela bien gaiement, interrompait Juve.
— Dame, ripostait Fandor, j’économise mes larmes, que voulez-vous ? On fait les économies qu’on peut.
Et, cette sage remarque avancée, Jérôme Fandor poursuivit :
— À ce moment, Juve, qu’avons-nous fait ? Vous avez couru à la préfecture, vous vous êtes donné un mal du diable, puis, furieux, désabusé, prêt à vous pendre, vous avez été vous coucher. Est-ce exact ?
— Trêve de plaisanterie, grommela Juve, arrive au fait.
— Mais j’y arrive, tout doucement, chi va piano va sano, chi va sano va lontano. Donc Juve, vous alliez vous coucher et j’allais également me pieuter. Ah, je n’étais pas fier, je vous assure !
— Parbleu, interrompait Juve, j’imagine qu’à ce moment, tu fulminais contre Hélène qui t’avait bel et bien tiré deux coups de revolver dans la figure ! Une fiancée comme ça… !
Mais Juve n’achevait pas. Fandor, en l’entendant, avait brusquement changé de visage, il cessait de plaisanter et c’était sur un ton sérieux qu’il protestait :
— Mon bon Juve, disait-il, ne me parlez pas sans savoir et n’accusez pas Hélène à la légère. Écoutez-moi !
— Bon, bon, marche toujours ! Je suis tout de même curieux de savoir comment tu défendras cette douce enfant, et comment tu m’expliqueras qu’en faisant feu sur toi, elle ne s’est point rendue coupable d’un véritable crime.
Juve se taisait. Fandor recommençait à plaisanter.
— Votre curiosité sera récompensée, Juve, disait-il.
Et il ajoutait :
— Étendu dans mon lit, ainsi que j’avais l’honneur de vous le dire, je réfléchissais à toutes sortes de choses, mon bon Juve, lorsqu’on sonna à ma porte.
— C’était Hélène, interrompit Juve.
— Non, riposta Fandor. C’était un télégraphiste ; or un télégraphiste apporte toujours un télégramme. De qui était ce télégramme ? D’abord, en me recouchant parce que j’avais froid, je pensais qu’il venait de vous, mais après l’avoir ouvert, je restais stupéfait d’étonnement. Il émanait d’Hélène.
Or, Fandor n’avait pas fini de parler que Juve trépignait encore.
— Eh bien, faisait-il, voilà ce que j’attendais ! Quand Hélène, à ce moment, a télégraphié, pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ? Pourquoi ne m’as-tu pas envoyé un coup de téléphone en me disant que tu avais retrouvé sa trace ? Réponds, Fandor, pourquoi n’as-tu pas fait cela ?
— Parce que, mon bon Juve, ce télégramme me disait à peu près :