Théodore, qui n’avait connu intimement que le ménage de ses parents, estimait que sa mère n’eût jamais menti au respectable tabellion, son père.

Et l’adolescent, dans ces conditions, ne tardait pas à frémir en pensant que, peut-être bien, M me Ricard se rendait dans la capitale pour un motif fort différent de celui qu’elle avait invoqué.

« Elle est si jolie, pensait le jeune homme. Tant d’hommes, avant moi, ont dû lui faire la cour. »

Théodore Gauvin avait toujours le front baissé sur son livre, mais lorsque midi sonna, il était, en réalité, fort loin des textes qu’il avait sous les yeux.

« Mon Dieu, se dit alors le jeune homme, je suis sûr qu’elle va à Paris pour retrouver un amoureux. Ah, si je pouvais le savoir vraiment. Si je pouvais la suivre. »

Brusquement, Théodore prit alors sa décision.

« Elle prend le train de deux heures, se dit-il. Je tâcherai de sauter dans le rapide de quatre heures, il ne me sera pas difficile de la retrouver, pardi. Je sais que lorsqu’elle va à Paris elle prend toujours le thé à cinq heures au Korton Palace. J’y arriverai presque en même temps qu’elle. »

Et, sous l’empire de la jalousie, Théodore Gauvin ourdissait son plan. Il se voyait dans la grande salle du palace, guettant l’entrée d’Alice Ricard. La jeune femme, sans doute, irait s’asseoir à quelque petite table isolée, attendant qu’on vînt la rejoindre. Mais il déjouerait ses plans. Ce serait lui qui irait la saluer, et elle serait assurément toute troublée de le voir là, si émue qu’il profiterait de son angoisse pour, enfin, lui parler sérieusement.

« Parbleu, se disait Théodore Gauvin, je lui ferai comprendre tous les dangers de sa conduite, et aussi que je ne suis pas dupe de son rigorisme apparent. Je pense bien qu’alors, elle cessera de plaisanter mon amour, et de toute façon j’aurai une arme contre elle, une arme qui… »

Mais cela n’était pas sa véritable pensée.

Théodore Gauvin se prêtait à lui-même des intentions de maître chanteur qu’il n’avait point. Non, ce qu’il voulait tout simplement, c’était suivre la jeune femme, et la suivre pour savoir ce qu’elle allait faire à Paris et non pour s’armer contre elle d’une découverte à laquelle, très épris, l’adolescent ne croyait pas, du reste.

Mais Théodore Gauvin tressaillit soudain. Hélas, c’est qu’après avoir fait de longs projets pour épier Alice Ricard, le jeune homme se rendait compte brusquement qu’il lui était bien impossible de passer du rêve à l’action.

« Ai-je assez d’argent pour aller à Paris ? se demandait-il, et pourrais-je seulement l’inviter à dîner ? »

Théodore fouilla dans un tiroir, en sortit une caissette de bois blanc qui lui servait de coffre-fort.

Chaque mois, son père lui remettait cent cinquante francs pour ses menues dépenses, ce qui, estimait le notaire, était fort généreux, puisque Théodore était défrayé de tout.

Combien restait-il dans la caisse ? Fiévreusement, le jeune homme comptait.

— Quarante-deux francs cinquante, conclut-il tristement d’une voix navrée. Je n’ai pas assez.

Un instant, Théodore songea à essayer d’emprunter à son père quelque argent sur son mois suivant.

Malheureusement, M e Gauvin n’était pas là, il était parti le matin même faire des démarches au Palais de Justice. Il ne devait revenir que le soir.

Aller le trouver était d’ailleurs fort risqué :

— Papa me refusera une avance, songea le jeune homme. Il me dira que l’économie est une grande vertu, que je n’ai pas besoin d’argent et autres arguments semblables.

Que faire dans ces conditions ?

Théodore, un instant, pensa qu’il pourrait peut-être se faire remettre quelque argent par le caissier de l’étude.

— J’inventerai un prétexte, songea-t-il.

Mais, au bout de quelques secondes de réflexion, ce nouveau projet lui apparaissait impraticable, tout comme le précédent.

Le caissier de l’étude, un certain Robert Jollet, était un vieil homme d’une cinquantaine d’années, remarquable seulement par son caractère hargneux. Il y avait plus de vingt ans qu’il était dans l’étude, il avait connu le prédécesseur de M e Gauvin, il y faisait ce qu’il voulait et respectait fort peu le fils du patron, un « blanc-bec, disait-il, qui aurait joliment besoin d’être dressé avant de pouvoir ressembler à son digne homme de père ».

« Jollet ne m’aime pas, réfléchit Théodore. À coup sûr, il se refuserait à rien me donner sans les ordres de papa. »

Théodore Gauvin, à ce moment, était désespéré. Machinalement, il se leva, quitta son cabinet de travail et passa dans la pièce voisine, qui était le propre cabinet de son père.

« Hélas, pensait le jeune homme, c’est le supplice de Tantale que je souffre ici. Car enfin, papa a de l’or dans ce tiroir… »

Théodore avait traversé tout le cabinet de son père, marchant sans bruit sur les épais tapis. Il s’était, d’un coup d’œil, assuré que la grande pièce, sombre, froide, solennelle avec son mobilier de reps vert, ses fauteuils bien alignés, ses bibliothèques d’acajou aux livres de Droit, aux reliures sévères, était déserte.

Maintenant, il regardait le tiroir-caisse du bureau et il se répétait :

« Il y a de l’argent là-dedans. »

Un lent travail se fit alors dans son cerveau. Théodore Gauvin aperçut devant lui la vision charmante de la jolie Alice Ricard, elle prenait le train, elle s’en allait vers Paris. Qu’allait-elle y faire ?

La pensée de la jeune femme se mêlait avec le sentiment de son manque d’argent.

« Ah, si maman vivait, soupira Théodore, bien sûr elle ne me refuserait pas les cent francs dont j’ai besoin. »

Mais M me Gauvin était morte depuis deux ans, et elle seule, évidemment, eût satisfait les caprices de son fils unique, de ce Théodore qu’elle avait passionnément chéri. Que faire ? Longtemps Théodore hésita, puis une résolution soudaine le transfigura.

— Tant pis, murmura-t-il, on croira ce que l’on voudra.

Théodore s’agenouilla derrière le bureau de son père. Il essaya successivement d’ouvrir le tiroir-caisse avec différentes clés qu’il portait dans sa poche.

Aucune ne faisait jouer la serrure.

— Tant pis ! répéta encore le jeune homme.

Et cette fois, Théodore n’hésita plus. Il courut à la cheminée, il prit une pelle, dont le manche en fer forgé pouvait faire office de levier.

Théodore Gauvin, introduisit la lame de l’instrument dans la ramure du tiroir.

La besogne qu’il s’efforçait d’accomplir était malaisée, délicate, mais il s’acharnait à la réussite.

Un quart d’heure, le jeune homme fit effort, puis, enfin, il poussa une exclamation de triomphe.

Théodore venait de réussir à engager la pelle dans la rainure du tiroir. Il venait de faire sauter le placard d’acajou. Le surplus de la besogne était aisé.

Sans grande peine, Théodore achevait son cambriolage.

Un violent coup de talon arrachait la serrure, le tiroir s’ouvrait.

Théodore, alors, d’un geste enfiévré, fouillait dans le tiroir ouvert. Il y avait là une liasse de billets de banque.

— Riche affaire, murmurait-il, les yeux exorbités, une rougeur au front. Dix-huit billets de cent francs. Oh, je pourrai lui acheter une jolie bague !

Le fils du notaire, le voleur, sortit avec précaution du cabinet de travail.

« On ne m’a pas vu, se disait-il. »

Au même moment, dans l’étude, deux clercs s’esclaffaient en compagnie du caissier Robert Jollet.

— Croyez-vous, disait le troisième clerc en levant les bras au ciel, quelle crapule, que ce garçon-là !

— Quel misérable ! répéta l’autre clerc.

Pour le caissier, il affectait un air atterré :

— Surtout, recommandait-il, pas un mot là-dessus, le scandale serait abominable, naturellement, mes amis. Je vous ai prévenus. Je vous ai fait venir pour qu’il y ait des témoins de la chose. Vous comprenez, j’ai voulu me mettre à couvert d’une accusation, mais ce n’est pas une raison.


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