— C’est abominable, répétaient d’une même voix les deux clercs.
Et l’un d’eux demandait encore :
— Qu’est-ce que vous allez faire ? Prévenir le papa ?
— Je n’en sais trop rien, répétait le caissier. Ah, c’est bien une triste affaire. J’ai peur qu’une nouvelle pareille, ça ne le tue sur le coup. Un garçon de cet âge-là, se conduire ainsi, c’est inimaginable, et cela peut vous faire craindre pour l’avenir. Mon Dieu, que je suis donc ennuyé !
Mais, en même temps qu’il disait cela, le sournois ricanait et paraissait au comble de la satisfaction.
3 – JALOUX
Théodore sortit du cabinet de travail de son père à la façon d’un véritable voleur. Fort éloigné de penser que le caissier et les clercs de l’étude avaient été témoins de son larcin, il réfléchissait qu’il ne viendrait, à coup sûr, à l’idée de personne de le soupçonner, et, qu’en conséquence, il pouvait espérer la plus tranquille et la plus définitive impunité.
Le cœur pourtant lui battait. Théodore n’avait jamais commis d’acte aussi bas, aussi ignoble que celui-là. Il n’appartenait pas à la catégorie de ces jeunes gens qui traitent pareille chose de peccadille, il en comprenait au contraire toute la gravité et toute l’infamie, mais la passion était à ce moment plus forte que la conscience.
Rentré dans sa propre salle de travail, Théodore se rassit devant son bureau et se prit à songer.
— On n’accusera certainement pas quelqu’un de l’étude, on n’accusera pas non plus la vieille bonne, on ne m’accusera pas davantage. En somme, personne ne se doutera, ne pourra se douter de la vérité.
Mais il n’était toutefois pas tranquille lorsqu’à midi et demie la vieille Eulalie, qui était depuis dix ans au service de son père, vint le chercher pour déjeuner.
Sournois cependant, Théodore fit bonne mine aux questions et au bavardage de la domestique.
Il déjeuna vite. L’air de la maison paternelle lui paraissait étouffant.
Dans sa pensée, il revoyait perpétuellement la scène du matin, la scène heureuse qu’il avait eue avec Alice Ricard, il songeait au baiser échangé, et plus encore, il pensait que si tout allait bien, si tout se déroulait selon ses désirs, il serait le jour même à Paris, en tête à tête avec celle qu’il aimait de toute son âme.
Théodore se leva de table à une heure un quart.
Il ne fallait pas songer, il le comprenait, à partir immédiatement, cela eût donné l’éveil. M e Gauvin obligeait son fils à travailler chaque jour jusqu’à quatre heures. Il resterait donc tranquillement jusqu’à ce moment dans sa salle de travail. Même, il feindrait une application soutenue, de façon à pouvoir s’en aller à quatre heures moins le quart, prétendant avoir fini sa tâche, et courir à la gare pour l’express de quatre heures qui l’emmènerait vers Paris.
Théodore, fidèle à son plan, ne leva pas la tête de dessus le manuel jusqu’à trois heures et demie.
À ce moment, comme M e Gauvin n’était toujours pas de retour, Théodore jugea les précautions inutiles.
— Zut, marmotta-t-il, zut pour ceux qui s’occuperaient de moi maintenant.
Et avec une hâte fébrile, il bondit dans sa chambre, bouleversa ses tiroirs, s’emparant d’un col propre, d’une cravate neuve, changeant de veston, soignant la raie de sa chevelure, se campant devant la glace pour vérifier le bon ordre de sa tenue.
À quatre heures moins vingt, il descendit l’escalier de la maison, et sursauta en se trouvant nez à nez avec la vieille Eulalie.
— Seigneur Jésus ! s’écriait la servante. Comme vous descendez vite, monsieur Théodore, et où donc courez-vous comme cela ? Vous allez vous mettre tout en nage !
Théodore fut sur le point de tempêter. Il se contint cependant et répondit avec bonne humeur :
— Bah, voyez-vous, Eulalie, j’en avais assez de travailler. L’immobilité, moi ça me pèse, mais j’ai tout de même fini ce que j’avais à faire. Si papa rentre, vous lui direz que j’ai été passer la fin de la journée chez Victor. Même, si papa vous le demande, vous lui direz que sans doute je resterai coucher au château des Ifs.
Et sans donner d’autres explications, Théodore ouvrait la porte, se jetait dans la rue, prenait sa course vers la gare.
« Bon sang, je vais manquer mon train, pensa-t-il. »
Il n’avait pas fait vingt mètres qu’une voix bien connue, familière, le hélait :
— Théodore, Théodore, où vas-tu ?
Théodore s’immobilisa net et devint blême.
Il se trouvait en face de son père qui rentrait enfin et bien mal à propos.
En un instant, le jeune homme imagina les pires catastrophes. N’allait-il pas être obligé de retourner à la maison ? Son père ne trouverait-il pas devant lui le tiroir fracturé ? Que dire ? Que faire ?
— Papa, répondit Théodore d’un ton de voix qui lui semblait étrange, tremblant, et qui cependant était le ton ordinaire de sa voix, papa, j’ai fini tout mon travail, et si vous me le permettez, je vais me rendre chez mon ami Victor. J’ai l’intention de coucher au château car je sais que demain Victor prend une répétition avec son professeur de mathématiques et je voudrais lui demander l’explication d’un théorème de géométrie que je ne comprends pas.
M e Gauvin, fort éloigné, bien entendu, de soupçonner les intentions véritables de son fils, de deviner le mensonge qui lui était fait, interrogea simplement :
— Tu as fini tout ton travail ?
— Oui, père.
— Va alors. Mais si tu reviens demain matin, fais en sorte d’être là pour onze heures. Tu sais que tu as toi-même une répétition.
Théodore inclina la tête en signe d’assentiment, et, sans demander son reste, reprit sa course.
Il en était quitte d’ailleurs pour allonger un peu son chemin.
Ne voulant pas risquer que M e Gauvin s’aperçût de la direction qu’il prenait, il tournait sur la droite comme s’il eût eu réellement l’intention de se rendre chez son ami Victor.
Cent mètres plus loin, par exemple, il se faufilait par une ruelle en prenant garde d’être vu et rejoignait la route de la gare.
Théodore avait peur d’être en retard ; il frémissait à la pensée qu’il pourrait manquer le rapide. Cela prouvait tout simplement son impatience, car il arrivait à quatre heures moins dix à la petite station de Vernon.
Le jeune homme prit hâtivement son billet, payant avec l’or dérobé à son père, puis, toujours pour éviter de se faire reconnaître en attendant le train, il se promena au bout du quain du côté des signaux, là où personne ne passait.
***
Deux heures plus tard, Théodore était à Paris.
Le jeune homme arriva dans la capitale, fort nerveux, et de plus en plus troublé. Il avait naturellement consacré le temps du trajet à rêver à ses projets.
Il s’était vu en compagnie d’Alice Ricard, lui faisant la cour et la touchant enfin, grâce à des protestations enflammées de dévouement.
Anxieusement aussi, il s’était demandé s’il retrouverait bien la jeune femme, si le hasard le favoriserait et l’aiderait à la découvrir.
Théodore, en effet, passait par des alternatives de confiance et d’abattement.
Sur quel indice vague était-il parti à Paris ?
Il savait tout juste, pour l’avoir entendu dire à Alice, que la jeune femme allait souvent au thé du Korton, place Vendôme. Mais était-ce bien la vérité ?
À peine débarquait-il à la gare Saint-Lazare, cependant, que Théodore courait chez une fleuriste, achetait une boutonnière qu’il payait royalement, intimidé par le luxe d’une boutique toute en marbre blanc, puis sautait dans un fiacre, jetant l’adresse :
— Au Korton, place Vendôme.
Il était six heures vingt, lorsque le fils de M e Gauvin pénétrait dans les salons de thé.
Ils étaient naturellement remplis d’une foule élégante de jeunes femmes assises sur de moelleux fauteuils, et flirtant audacieusement avec de galants cavaliers, jeunes gens allant et venant, échangeant des poignées de main, jetant des coups de chapeau hâtifs, dévisageant les élégantes, et enfin, de loin en loin, se décidant à prendre place auprès d’une belle, affectant une grande surprise à la trouver là, alors que le plus souvent la rencontre était le fait d’un rendez-vous laborieusement mis au point.