Théodore avait maintes fois fréquenté de semblables établissements.
Il n’était nullement intimidé par la foule, mais en revanche, il était fort anxieux. Le cœur battant, bousculant un peu ceux qu’il rencontrait, car il voulait vite parcourir les salons, cherchant de tout côté, Théodore traversa une enfilade de petites salles sans d’abord apercevoir qui il cherchait. C’était au moment où il pénétrait dans le dernier des salons, celui-là où les hommes avaient licence de fumer, que Théodore sursautait.
À l’autre bout de la pièce, assise devant une petite table ronde, gracieusement installée, avec une pose nonchalante, Alice Ricard paraissait attendre, et attendre avec impatience, car de son éventail elle tapotait nerveusement le bord d’un plateau posé devant elle.
Théodore, en l’apercevant, s’était arrêté net, cloué sur place :
Elle ! Alice !
Et une seconde après, il se rejetait en arrière, gagnait une embrasure de fenêtre, tournant le dos à la jeune femme, se dissimulant, mais profitant du reflet d’une glace pour ne pas la perdre de vue.
Théodore oubliait à ce moment toutes les décisions prises jusqu’alors. Il avait projeté, s’il rencontrait Alice Ricard, de s’avancer au-devant d’elle, de la saluer, de lui adresser quelques paroles railleuses, un peu persiflantes. En fait il ne désirait qu’une chose : ne pas être vu de la jeune femme.
Alors qu’il réfléchissait sur le parti à prendre, une arrivante aux yeux outrageusement fardés de noir se pencha vers lui avec un regard interrogateur.
— Cette table est retenue, monsieur ?
— Oui, madame, répondit Théodore, je regrette.
Il s’assit.
Quelques secondes plus tard, sans bien savoir comment cela se faisait, Théodore avait commandé un thé à la russe et des sandwiches. Il mangeait pourtant sans le moindre appétit. Il mangeait au risque de gagner un affreux torticolis, car pour ne pas perdre Alice de vue, il devait tendre le cou d’une façon incommode pour arriver à surveiller la jeune femme dans la glace.
D’abord, Théodore était si troublé, qu’il ne remarquait pas grand-chose. Il se faisait une réflexion fort triste :
— Mais, il y a deux tasses sur sa table, deux tasses vides. Assurément, elle est avec quelqu’un.
C’était ce qu’il craignait le plus au monde, et, à cette remarque, des larmes montaient jusqu’à ses paupières.
— M. Fernand Ricard, pensait-il, est au Havre, donc ce n’est pas lui qui accompagne Alice. Si ce n’est pas lui, qui cela peut-il être ? Un amant sans doute ?
Et il éprouvait un grand chagrin à la pensée qu’un autre, peut-être, était aimé d’Alice, un autre qu’il haïssait instinctivement avant de le connaître. Qu’était-il devenu, d’ailleurs, cet autre, cet amant détesté ? Était-il parti déjà ou bien allait-il venir au contraire ?
Théodore, qui ne buvait plus son thé, eut brusquement une lueur d’espoir :
— C’est peut-être une femme qui l’accompagne ? Une amie ?
Mais, au moment même où il espérait ainsi s’être trompé dans ses premières suppositions, un homme d’une soixantaine d’années, un vieillard gros, à la chevelure toute blanche, au visage peu sympathique, à la figure ridée, aux yeux cachés par d’épaisses lunettes cerclées d’or, revenait prendre place à côté d’Alice Ricard.
— Lui, pensa Théodore, lui, c’est lui.
Et désespéré il ajouta :
— C’est un vieux.
À partir de ce moment, d’ailleurs, Théodore surveilla beaucoup moins Alice que son cavalier. Il le voyait difficilement dans la glace, car l’éclairage était mauvais, mais il distinguait cependant ses gestes, il voyait qu’il s’était emparé de la main de la jeune femme, qu’il la pressait tendrement, cependant que, penché sur elle, il lui parlait à voix basse.
— J’en mourrai, pensa Théodore.
Mais, au moment même où il méditait ces sombres paroles, au moment où la jalousie le tenaillait si cruellement, Théodore eut l’instinctive pensée qu’Alice Ricard ne pouvait pas, ne devait pas aimer ce vieux monsieur.
— Je me trompe, murmurait-il encore. J’invente le mal où il n’y a sans doute rien que de très régulier. Ce monsieur doit être tout simplement l’un de ses amis, elle l’aura rencontré ici, voilà tout. Alice s’en ira seule.
Par malheur, les événements se chargeaient de donner tort à ses espoirs.
Théodore était encore occupé à considérer le groupe lointain d’Alice et du vieux monsieur, lorsque le couple se leva.
— Ils s’en vont, pensa le jeune homme.
Et, au risque de se faire remarquer, Théodore, tirant une pièce d’or de sa poche, heurta ses soucoupes violemment.
— Mademoiselle, demandait-il à la grosse fille qui servait, combien vous dois-je ?
En quelques secondes il avait payé, il partait à son tour.
— Monsieur ne prend pas son thé ? s’informait la servante, qui d’abord avait cru que Théodore désirait changer de place.
— Non, riposta le fils du notaire. Je ne prends rien.
Puis, baissant la voix, rougissant, très intimidé et pourtant affectant un ton de voix blasée, Théodore demandait :
— Ce monsieur et cette dame là-bas qui s’en vont, savez-vous s’ils viennent souvent ici ?
La jeune fille, habituée à de semblables questions, ne s’en étonnait nullement.
— Oh oui, monsieur, répondait-elle, ce sont des habitués. Cette dame et ce monsieur viennent assez régulièrement.
— Merci, répliqua Théodore.
Et de loin, flânant sans se presser, car il tenait surtout maintenant à ne pas être vu, Théodore Gauvin tenta de suivre Alice et l’inconnu qui l’accompagnait.
Or, il était près de sept heures maintenant, et la cohue avait envahi les étroites petites salles de thé à la mode.
Alice Ricard, en femme habituée à passer au travers des foules, frayait un chemin à son compagnon qui la suivait. Théodore, au contraire, livré à sa seule habileté, perdait du temps.
— Pardon, madame, faisait-il.
— Excusez-moi, monsieur.
— S’il vous plaît, mademoiselle ?
Quand il arriva à la porte du palace, quand il sortit par le grand trottoir de la place Vendôme, Théodore eut une exclamation de rage sourde : il n’apercevait plus ni Alice Ricard ni son compagnon.
— Mon Dieu, murmura le pauvre garçon, je parie que je ne vais plus les retrouver.
Il courut cependant jusqu’à la rue de la Paix, et là, poussa un soupir de satisfaction.
— Ah j’ai eu peur ! constatait-il.
Devant lui, à une centaine de mètres, Alice Ricard, appuyée au bras de l’inconnu, regardait la devanture d’une bijouterie.
— Que vont-ils faire ? pensa Théodore. J’imagine bien qu’elle va le quitter.
Mais tous ses pressentiments devaient être ce jour-là contrecarrés par les événements.
Deux minutes plus tard, le couple appelait un fiacre et le vieux monsieur, resté debout dans la voiture, expliquait un itinéraire au cocher.
Théodore n’hésita pas.
— J’en aurai le cœur net, disait-il. Je saurai où ils vont.
Théodore appela lui aussi une voiture et commanda :
— Suivez le fiacre que vous voyez là-bas. Suivez-le de loin, par exemple. Je ne veux pas être reconnu des personnes qui s’y trouvent.
— Ça va, jeune homme, acceptait le cocher, qui sourit avec complaisance cependant que Théodore, rouge de confusion, furieux, se rejetait sur les coussins.
L’un derrière l’autre, les deux équipages tournèrent la place Vendôme, prirent la rue de Rivoli, traversèrent la place de la Concorde.
— Où vont-ils ? Où vont-ils donc ? se demandait Théodore. C’est inimaginable, à la fin.
Sa jalousie, d’ailleurs s’atténuait à ce moment ; le fils de M Gauvin trouvait ses premières suppositions stupides.
Parbleu, il n’était pas possible que ce vieux monsieur fût l’amant de sa belle, c’eût été monstrueux ; non, c’était un ami, rien qu’un ami.
Le doute, toutefois, reprit Théodore de façon angoissante au moment où la voiture, contournant l’Arc de Triomphe, descendait au pas l’avenue du Bois.