— De quel côté, demanda-t-il, descendez-vous ?

— Je vais prendre l’autobus. Oui, je descends dans le centre de Paris, mais, je vous en prie, n’essayez pas de me suivre.

Et comme pour donner une compensation à Juve, elle ajouta presque suppliante :

— Promettez-moi que nous nous reverrons. Tenez, par exemple, demain soir, ici même, si vous voulez. Nous dînerons encore ensemble, et je serai moins méchante.

— Soit, à demain, surtout ne manquez pas de venir.

***

Rosa s’était à peine éclipsée que Juve s’élança dans la rue.

Le policier se retrouvait assez à temps devant la gare Montparnasse, pour suivre des yeux la gracieuse silhouette de Rosa. Dissimulé derrière un kiosque à journaux, il la vit contourner l’autobus, puis, au lieu de monter dans un des véhicules en station, elle revint sur ses pas et s’engagea délibérément dans la rue de la Gaîté, qui longe la voie du chemin de fer et est célèbre, comme on sait, par les bars interlopes qui s’y trouvent. Juve sentit le cœur lui bondir dans la poitrine. Cette attitude nouvelle de Rosa paraissait tout à fait concluante.

Qu’allait donc faire la jeune femme dans ces régions mal famées ? Il importait de le savoir. Avisant un couloir obscur dont la porte qui donnait sur la rue de la Gaîté était entrebâillée, Juve y pénétra brusquement. En une seconde, il avait retourné son vêtement, jeté son chapeau à terre, avait remplacé celui-ci par une casquette graisseuse prise dans sa poche, puis, enlevant son faux col et ramenant les cheveux sur les tempes, il avait modifié complètement l’aspect de sa physionomie. L’honnête électricien, subitement, s’était transformé en un individu sinistre habitué à fréquenter les quartiers du crime : le Montparnasse et l’Avenue du Maine.

Sous ce nouvel aspect Juve s’élança à nouveau dans la rue et se heurta presque dans un groupe de jeunes voyous qui commentaient à haute voix le passage auprès d’eux, quelques instants auparavant, de la jeune femme de chambre :

— Mince alors, disait l’un d’eux, la voilà joliment requinquée la dénommée Mirette.

— Penses-tu que c’est Mirette ?

— Si c’est elle, j’en mettrais ma main au feu. Je parie une chopine que j’ai raison.

Et sans attendre la réponse, l’apache courut derrière la jeune femme, suivi de ses acolytes, auxquels Juve emboîta le pas.

Le policier venait d’entendre les propos échangés par les rôdeurs et il était ému au plus haut point de la révélation qu’il avait surprise, il pensait :

— Rosa est connue de ces individus ; d’après eux, elle s’appelle Mirette. S’ils ne se trompent pas, c’est la piste.

Il fut vite édifié. Les jeunes apaches avaient entouré Rosa. Et le plus jeune lui lançait à brûle-pourpoint :

— Dis-le voir sans blaguer, que tu n’es pas Mirette ?

— Caltez, vous autres, dit la jeune femme, j’ai pas le tempérament à me faire attiger par des zigues de votre espèce. Débinez, ou je fais du foin.

Ils s’écartèrent et Rosa en profita pour bondir hors du cercle et fuir à toutes jambes.

— Zut alors, lança l’un des apaches, on l’a changée, la Mirette. Sûr qu’elle ne faisait pas la mariolle comme ça quand Bébé était à l’ombre.

— Il est donc sorti, son homme ?

— Il y a déjà une quinzaine de ça, dit un autre. Laisse tomber.

Quelqu’un cependant s’était élancé à la poursuite de la jeune femme de chambre. Ce quelqu’un-là, c’était Juve. Mirette et Bébé n’étaient pas des inconnus pour Juve. Au contraire. Juve, depuis déjà plusieurs mois, était renseigné par les services de la Préfecture sur les exploits d’une bande de malfaiteurs connue sous le nom de « La Bande des Ténébreux ».

Il y avait dans cette association, fort bien organisée d’ailleurs, puisque nul ne connaissait son repaire, quelques anciens clients tels que Bec-de-Gaz, la Mère Toulouche, le Père Grelot, et des nouveaux venus, parmi lesquels : Fleur-de-Rogue, la maîtresse de feu Jean-Marie, Ribonard, l’ancien forçat, et deux jeunes gens : Mirette et Bébé.

Alors, si Rosa était Mirette, la camériste-pierreuse, le fil n’était pas rompu entre Saint-Calais et Montparnasse, entre les Ténébreux et les vols dont Chambérieux, et Tergall avaient été les victimes.

Il fallait risquer le tout pour le tout.

Filer Mirette jusqu’au bout du monde, au besoin.

Ne se doutant en aucune façon de la piste dont elle était l’objet, Rosa dite Mirette, effectuait un étrange parcours. Elle avait gagné les fortifications, puis se penchant sur la tranchée dans laquelle passait le chemin de fer de Ceinture, entre la gare de Montrouge et le tunnel de Montsouris, elle avait longuement attendu.

Juve, dissimulé non loin d’elle, épiait chacun de ses gestes. C’est ainsi qu’il avait vu Rosa se pencher du côté de la tranchée du chemin de fer, puis, au bout de quelques instants, tandis que d’une horloge voisine, douze coups s’égrenaient, le policier avait distingué des ombres suspectes le long de la voie ferrée. Il les avait vues s’aborder, se parler mystérieusement, puis s’enfoncer nous le tunnel.

Cette fois, plus de doute.

Rosa se rendait à un rendez-vous, elle allait à une réunion de malfaiteurs. Juve, désormais, en avait l’absolue certitude.

Avec son beau courage, son admirable mépris du danger, Juve avait murmuré :

— Il n’y a pas à hésiter. Risquons le tout pour le tout. À la grâce de Dieu.

Franchissant la petite clôture de la voie du chemin de fer, le policier s’élança derrière Rosa dite Mirette, parvint en même temps qu’elle au bas de la tranchée, au niveau de la voie, et se dressa soudain devant la pierreuse :

— Mirette, écoute-moi, déclara-t-il brusquement.

La jeune femme, réprimant un cri de surprise, se retourna, s’arrêta net, considéra l’homme qui venait vers elle, ne le reconnut pas tout d’abord. Mais Juve s’étant approché, l’énigmatique femme de chambre ouvrit des yeux hagards, et d’une voix qu’étranglait l’émotion, elle s’écria :

— Ah, par exemple, que faites-vous ici ? Où voulez-vous aller ? Vous m’avez donc suivie ?

— Non, déclara Juve sombrement, je suis ici parce que je devais y être.

Le policier prononçait ces paroles au hasard. Il avait une idée : il sondait le terrain.

Par bonheur cela devait réussir à merveille.

— Vous deviez y être, et pourquoi ?

— J’ai à causer avec Bébé.

— À mon amant, s’écria Mirette, tu ne vas pas lui faire une histoire au moins.

— Penses-tu, c’est pour les affaires sérieuses que j’ai besoin de le voir, dit Juve.

— Les affaires ? interrogeait encore la maîtresse de Bébé, as-tu donc des combines à lui proposer ? Tu m’as l’air d’un drôle de type. Qu’est-ce que tu faisais à Saint-Calais ? Pourquoi es-tu venu me relancer ?

— Pauvre gosse, fleur de tourte que tu es, si je me suis amené, et si je t’ai collé au train, c’est rapport à la police qu’avait les yeux sur toi. Je ne voulais pas qu’il t’arrive du mal, et c’est ce que je leur dirai aux autres tout à l’heure si des fois on m’interroge.

— Aux autres, tu es donc des… des…

— Des Ténébreux, c’est évident.

Rosa dite Mirette, sembla rassurée, et, c’est même avec sympathie qu’elle regarda ce beau gars qui lui avait fait une cour empressée si galante et pendant toute la journée.

Peut-être, si elle avait eu son sang-froid absolu, Rosa, dite Mirette, se serait-elle rendu compte de l’invraisemblance des affirmations de son compagnon. Mais Mirette était encore sous l’impression un peu grisante des deux choses qui troublent le plus les femmes : les vapeurs du champagne et les propos d’amour.

Quelques instants plus tard, Juve suivait Mirette qui s’acheminait vers le fond du tunnel où devait avoir lieu la réunion des Ténébreux.

6 – OÙ LES TÉNÉBREUX APPARAISSENT EN CLAIR

Ainsi que l’avait annoncé Bébé à ses sinistres camarades, les membres de la Bande des Ténébreux, l’insaisissable Fantômas pour une fois avait été pris.


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